A l'instant même où commence cette histoire, un soleil des plus torrides inondait de ses rayons la capitale française. Les Parisiens, sans doute pris au dépourvu par cet excès de chaleur inespéré – le temps s'étant montré particulièrement pluvieux tout au long des mois précédents –, se dirigeaient d'un pas nonchalant, vestes et pullovers sous le bras, vers tout endroit susceptible de faire offrande de fraîcheur. Ainsi tous les cafés, des plus célèbres aux plus misérables, étaient pleins à craquer ce jour–là, pour le plus grand plaisir des serveurs que l'on voyait s'activer, arborant néanmoins un sourire radieux, les poches pleines de ce qui semblait être un mois entier de pourboires. Les gérants, plus que satisfaits de cette clientèle massive, avaient pour la plupart fait installer des tables provisoires; cette disposition singulière empiétait sur les trottoirs, mais ceux–ci étaient presque vides. On pouvait néanmoins apercevoir quelques passants, tel postant une lettre, l'autre traversant une rue, la respiration haletante, ou pratiquant quelque autre activité de la vie de tous les jours. Phénomène insolite : ces rares apparitions étaient en majorité fortement dévêtues, de sorte que la vision d'un individu en maillot de bain au cœur même de Paris devenait presque banale.
Mais la fantaisie ne s'arrêtait pas là : en effet, nombre d'hommes et de femmes s'étaient réunis dans les supermarchés, à proximité du rayon des surgelés. La direction, surprise de cette attitude originale, n'avait en un premier temps pas réagi. Très vite, certains de ces clients avaient apporté avec eux chaises longues et matelas, enclins à rester à l'abri de cette canicule qu'ils jugeaient trop brutale.
Dès lors la Police avait–elle déployé la majorité de ses effectifs afin de remettre de l'ordre dans la ville qui était devenue, en quelques heures, le melting–pot d'une extravagance des plus extrêmes – du moins était–ce l'impression que tout ce remue–ménage laissait transparaître. Cette intervention, comme d'habitude, s'était terminée dans la violence et les pleurs.
Le
soir, le présentateur du journal télévisé, des gouttes de sueur perlant sur
toute la surface du front, parlait ainsi :
« Une vague de chaleur semble s'être abattue sur l'ensemble de la capitale
des Français. En effet, c'est sous une canicule des plus lourdes que Paris
s'est éveillé ce matin–même, canicule qui a duré tout au long de la journée et
qui est tout aussi perceptible à la minute où je vous parle – ce faisant, il
essuya vigoureusement son front avec sa manche –. Nul ne semble à même
d'expliquer ce changement radical de température. La population parisienne
tombe des nues, et c'est dans un brouhaha... »
Barbara Brown coupa le son du poste de télévision qui lui faisait face, à l'autre bout de la pièce. Son bureau, d'une superficie impressionnante, était implanté au quatrième étage, sur l'Avenue des Champs Elysées, d'un immeuble gigantesque et, cela va de soi, absolument magnifique – ce dernier, par ailleurs, lui appartenait en totalité. Orientant son fauteuil à roulettes vers l'immense fenêtre, elle ouvrit cette dernière à la volée, laissant pénétrer les derniers rayons du soleil. Fine, la silhouette svelte, Barbara était une femme ravissante. Sombre, sa chevelure abondante était négligemment éparpillée tout autour de son visage – la longueur en était telle que, par endroits, elle s'était coincée dans le fauteuil. La robe rouge qui enveloppait le corps, d'une couleur criarde, contrastait parfaitement avec la pâleur des bras et des jambes; au contraire, elle s'accordait en tout point avec les cheveux, d'un noir de jais. Elle jeta un coup d'œil au dehors, et s'aperçut que les rues étaient à nouveau grouillantes de monde – la chaleur extrême s'était dissipée. D'un geste las, presque machinal, elle introduisit aux creux de ses lèvres une cigarette qu'elle alluma presque aussitôt, puis inspira une grande bouffée pour recracher la fumée par petites intermittences. Une cendre, entraînée par la brise légère, vint se lover au cœur d'un pli de la robe; à cet endroit, l'étoffe brûla légèrement, laissant apparaître un trou minuscule. Maugréant, elle écrasa le cadavre brûlant qui lui restait entre les doigts, virevolta et reprit sa position initiale, son regard orienté à nouveau vers la télévision. On y voyait alors une femme très étrange, parée d'un immense manteau violet dont la fourrure du col, volumineuse, faisait vaguement songer à la charogne d'une taupe. Ses cheveux blonds avaient été soigneusement disposés – sans doute le fruit d'un long travail de préparation – en boucles de toutes les tailles, mais redevenaient raides par endroits. Entrouverte, la veste découvrait une chemise bouffante d'un pourpre crasseux; la jupe, rose bonbon, complétait malencontreusement ce dégradé de mauvais goût, et les immenses bottes de cuir en constituaient la touche finale.
Intriguée
par ce personnage peu commun, presque irréel, Barbara remonta le volume et fixa
une fois de plus, d'un air dédaigneux, l'image mouvante du téléviseur. La femme
tenait alors ce discours :
« Oui, très certainement avons–nous tous perdu la tête, cela va de soi.
Quand je me dis qu'il y a deux heures à peine, je dormais en plein cœur d'un
supermarché, je suis prise d'une folle envie de rire. Mais vous savez,
Monsieur, tout ce comportement mériterait peut–être un peu plus de réflexion...
– Si je puis me permettre, Madame, je n'ai pas bien compris le sens de...
– Mes propos ? Vous comprendrez, croyez–moi, en temps voulu.
– Eh bien, c'est sur ces mystérieuses paroles que je laisse l'antenne !
Merci de nous avoir suivis, à vous les studios ! »
« Vous comprendrez en temps voulu », répéta Barbara d'une voix si forte que Stanislas, qui gardait en permanence la porte de son bureau et avait toujours eu la fâcheuse habitude d'écouter aux portes, aurait pu croire qu'on était entré dans la pièce sans qu'il s'en aperçoive. Heureusement, ce dernier ne fit rien.
« Stan
! hurla la jeune femme, se levant d'un bond.
– Oui, Madame ? – il avait ouvert d'un coup précipité, manquant de briser un
vase d'une valeur inestimable.
– D'Orbec, à la minute même, dans mon bureau !
– D'Orbec est au septième, l'ascenseur est en panne et...
– Ne discutez pas, vous êtes sous mes ordres à temps plein. Je n'accepterai
aucune réflexion, d'autant plus que vous avez fort peu de considération pour ce
qui ne vous appartient pas. Ce vase, par exemple, est un cadeau de ma mère; je
vous ai déjà dit de vous tenir à distance de tout objet fragile ou de valeur,
or ce dernier regroupe à la fois l'un et l'autre de ces critères. D'autre part,
ascenseur ou non, je n'aime pas être reprise quand je vous donne mes consignes.
Si toutefois, ce travail commençait à vous déplaire, je me ferais une joie
de...
– Bien, Madame. J'y cours.
– Voilà une attitude plus raisonnable. »
Elle soupira de plaisir à la vue de cet animal monstrueux, cette montagne de muscles qui courait le long du couloir et dont le vacarme, semblable à celui d'une avalanche, le ferait sans doute détester un peu plus par l'ensemble du personnel. Refermant lentement la porte derrière elle, le visage satisfait, elle se mit à faire les cent pas.
Très vite, elle sentit l'ennui la gagner. Elle se dirigea alors vers une étagère à proximité d'elle, saisit un énorme dossier qui y traînait et, voulant l'étudier pour la énième fois, le jeta sur son bureau; le dossier, dont les rabats étaient mal attachés, s'ouvrit au contact de la surface de verre et laissa échapper son contenu. Furibonde, elle empoigna l'interphone flambant neuf près de la porte et, après avoir regardé les noms que portaient les cinquante boutons, appuya sur l'un d'eux.
« Oui,
Madame ? murmura une voix dans le combiné.
– Angadrème, je vous attends dans mon bureau. Une affaire des plus urgentes.
– Bien, Madame. J'arrive de suite. »
Effectivement, quelques instants plus tard, une petite femme entra dans le bureau, les yeux creusés de fatigue, la mine renfrognée. Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour apercevoir les feuilles éparpillées un peu partout, et son expression sembla se durcir davantage.
«
Rangez–moi ce dossier, voulez–vous.
– Oui, Madame. Et quelle est cette affaire urgente ?
– Je viens de vous l'énoncer. Il serait profitable à tous que vous vous
exécutiez rapidement. D'Orbec sera là d'une minute à l'autre, et la
conversation que nous aurons tous deux ne vous concerne nullement.»
Angadrème
réunit à la hâte les pièces constitutives du dossier, afin d'en restituer le
contenu. Elle sentait le regard sévère de sa patronne peser sur elle et
supportait de moins en moins l'idée de se faire exploiter de façon si grossière
par cette femme, probablement d'une quinzaine d'années sa cadette. Sa tâche
terminée, elle regarda Barbara d'un air sombre et lui demanda à mi–voix :
« Puis–je retourner d'où je viens ?
– Evidemment, hâtez–vous !
– Je voulais également vous demander si... ma fille fête ses dix–huit ans ce
soir, et nous avons réuni suffisamment d'argent pour lui organiser une petite
surprise... Pourrais–je, à titre exceptionnel, quitter l'immeuble une heure
plus tôt, si je viens en avance d'une heure demain matin ?
– C'est impossible, Angadrème ! Voyons, vous n'y pensez pas ! Il faut nettoyer
l'ensemble des toilettes, ainsi que les couloirs des trois derniers étages ! Si
vous y parvenez suffisamment rapidement...
– Très bien. »
La femme de ménage, les poings crispés, quitta le bureau à la hâte. A nouveau, Barbara se sentit pousser des ailes. Âgée de trente–trois ans à peine, c'était une femme d'affaires des plus brillantes, dont la fortune dépassait largement celle de ses rivaux, implantés aux quatre coins de Paris. PDG d'une immense entreprise de cosmétique, elle était réputée pour sa finesse d'esprit, pour la qualité des matériaux qu'elle faisait importer des pays étrangers – dont la plupart, lointains, n'étaient pas faciles d'accès – et, ce qui s'accorde logiquement avec ce qui précède, pour son flair infaillible. Un regard, un simple toucher lui permettait de détecter, entre des dizaines (voire des centaines) de produits, celui qui engendrerait le plus gros chiffre d'affaires, et pour lequel on se battrait bientôt. Toutes ces qualités avaient donc permis à cette businesswoman d'acquérir une renommée universelle. Même à l'étranger –ce qui impliquait les Etats–Unis, le Japon, la Chine, l'Allemagne et bien plus encore –, les plus grandes firmes tentaient désespérément de l'attirer, sans succès.
Il va de soi qu'une qualité, quelle qu'elle soit, va généralement de paire avec un revers; ainsi, on la connaissait également pour sa méchanceté sans borne. En effet, cette intelligence considérable et cette soif de réussite avaient fait d'elle une femme sévère et cruelle, et beaucoup n'hésitaient pas à l'affirmer, d'un sadisme écœurant. Elle était tyrannique, et sans qu'elle le sache, nombre de ses employés s'étaient amusé, au sein même de son entreprise, à inventer des expressions qui ne jouaient guère en sa faveur. Ainsi n'était–il pas rare, si toutefois l'on tendait l'oreille, d'entendre : « tu es une vraie Brown », ou encore « digne de Barbara », quand un des membres du personnel faisait une réflexion blessante. Elle aimait affirmer son pouvoir et sa supériorité, de manière très déplaisante.
Se réinstallant au creux de son fauteuil, elle contempla à nouveau la grande avenue qui se dessinait quelques étages au dessous. Après l'avoir prestement balayée du regard, ses yeux furent irrémédiablement entraînés vers la droite : à une centaine de mètres de là, cette même créature qu'elle avait observée à l'écran, quelques instants plus tôt, s'était confortablement installée à la terrasse d'un café, prenant à elle seule deux chaises, du fait de son embonpoint. Elle n'était alors pas seule : face à elle se tenait un homme aux cheveux grisonnants, dont le visage – du moins vu de cette distance – reflétait une fureur certaine. Tout comme sa compagne, ses habits étaient extravagants, si ce n'est grotesques : ils ressemblaient davantage à des guenilles qu'à des vêtements de ville. Une chemise jaune, délavée, tombait sur un pantalon noir et troué de toutes parts. L'inconnu ayant glissé ses pieds sous la table, Barbara ne put apercevoir ses chaussures. Se penchant davantage, elle observa ce couple singulier durant quelques secondes, puis se retourna tout à coup.
Un
minuscule employé, dégoulinant de sueur, s'était assis face à elle, derrière le
bureau. Sous l'effet de la crainte, tout son corps était mû par des
tremblements fort bruyants – il était bien évidemment impossible qu'il tremblât
de froid, la chaleur s'étant à peine estompée. « D'Orbec, murmura Barbara,
devrais–je une fois de plus vous rappeler que lorsque je vous appelle, je ne
tolère pas que vous me fassiez attendre ?
– Pardonnez–moi, Madame, mais Stanislas a fait une chute spectaculaire dans
l'escalier.
Je l'ai retrouvé à la minute, inconscient. Il m'a bien fallu cinq minutes pour
le ranimer, et ce n'est qu'alors qu'il m'a dit de venir vous voir de suite.
– Et où est–il, ce bon à rien ?
– Je crois qu'il reprend ses esprits là même où je l'ai retrouvé.
– Soit. De toute évidence, c'est la dernière fois qu'il peut observer ces
locaux.
– Madame, si je puis me permettre, vous ne pensez tout de même pas à... le
licencier pour un événement tel que celui–ci ?
– Mais si, c'est justement pour des événements tels que celui–ci, comme vous
dites, que Stan ne répond plus à mes critères de sélection. Sa maladresse le
perdra.
Reconnaissez
que...
– Perdez ce ton impérieux, voulez–vous. Dans la hiérarchie de cette entreprise,
vous n'arrivez pas même au niveau de ma cheville ! (Ses petits yeux perçants
enflèrent sous l'effet de la colère). Est–ce cette canicule qui vous a fait
perdre la tête ? L'un de mes vases manquant d'être cassé, cette imbécile
d'Angadrème me demandant une faveur pour l'anniversaire de son horrible fille,
et maintenant vous ? Sachez pour votre gouverne, D'Orbec, que Stan ne quittera
pas cet immeuble seul.
– Que voulez–vous dire ?
– Je veux dire que vous l'accompagnerez, voilà tout.
– Mais... Madame, vous ne pouvez pas ! Voilà cinq ans déjà que je travaille à
vos côtés, et vous ai–je donné un jour la moindre occasion de vous plaindre de
mes services ? J'ai toujours respecté au pied de la lettre ce que vous m'avez
demandé, je me suis toujours débrouillé pour...
– ASSEZ ! Ma décision est sans appel. Vous pouvez disposer,
Angadrème rangera votre bureau ce soir car après tout, quelques heures
supplémentaires n'ont jamais fait de mal à personne, ne croyez–vous pas ?
– Quel motif pouvez–vous me fournir, Barbara, pour...
– Barbara ? Vraiment ? Et depuis quand sommes–nous devenus intimes ? Vous ai–je
déjà appelé Lionel, en cinq ans de fréquentation ? Jamais ! Et pourquoi ? Parce
que j'ai reçu une éducation des plus fermes, contrairement à vous qui, au
risque de nous faire faire faillite, n'hésitez pas à hausser le ton avec un de
nos plus fidèles clients !
– Etes–vous en train de me dire, Madame, que vous me demandez
de partir en raison de ce différend avec Monsieur Byron ?
– Absolument. Vous avez agi de façon égoïste, et m'avez écœurée. Si je n'avais
rattrapé la situation, Byron, qui est un homme des plus influents dans la
filière du commerce mondial, n'aurait eu aucun mal à nous traîner devant le
Tribunal !
– Il ne l'aurait jamais fait ! hurla le petit homme, pris maintenant de
convulsion plus prononcées. Nous avons fait toute notre scolarité ensemble, et
jamais nous n'avons pu nous supporter. Je vous avais avertie, par ailleurs, que
nous mettre face à face était une idée dangereuse, mais vous ne m'avez pas
écouté.
– Quand on aime ce qu'on fait, D'Orbec, on ne tient pas compte de ses rancœurs
! Vos querelles enfantines m'intéressent bien peu, à vrai dire aussi peu que
vous ne m'intéressez vous–même désormais. Me revoyez–vous, courant à la suite
de Byron, tentant de rattraper vos paroles assassines à son égard ? Est–ce le
rôle d'une PDG que de rattraper les maladresses de ses employés à longueur de
journée ?
– Il est vrai que j'aurais pu m'en abstenir, répondit–il l'air honteux,
baissant la tête.
– A l'avenir, tout ceci ne se reproduira plus...
– Non, Madame, je vous le promets !
–... puisque vous ne serez plus des nôtres. Je vous raccompagne, peut–être ? »
Ce
faisant, elle le saisit par le bras et marcha en sa compagnie jusque dans le
couloir. Tremblant davantage encore, il se retourna vers elle avant d'emprunter
les escaliers, et déclara d'une voix puissante :
« Je vous le ferai payer, d'une façon ou d'une autre, quelque jour que ce soit.
Vous êtes une femme odieuse, monstrueuse, mais la chance tourne, et bientôt
pèseront sur vous les conséquences de votre attitude déplorable, croyez–le ou
non.
– J'y songerai en temps voulu, répondit Barbara d'un air triomphant; elle
laissa échapper un petit rire, puis s'enferma à nouveau. »
Alcofribas de Parme se réveillait justement de sa sieste prolongée – cette dernière durait en moyenne trois cent soixante minutes, et s'étendait de quatorze à vingt heures. Eveillé, il aimait à se retourner dans son lit, adoptant une multitude de positions. Il en sortit donc, ce soir–là, aux alentours de vingt heures quarante–cinq. Il se rendit tout d'abord dans la cuisine, où gisait un vieux reste de frites dans une assiette miteuse sur la table rectangulaire et bancale. Souriant, l'homme se fit la réflexion qu'il avait trouvé là son dîner, ce qui lui laissait exactement dix petites minutes pour aller s'installer, comme à son habitude, sur le balcon juxtaposant le salon sale et encombré. Ayant ouvert la porte vitrée, il s'assit dans un transat qui manqua de crouler sous son poids.
Le premier étage était un lieu privilégié pour observer les passants, d'autant plus que la ville de Montigny regorgeait d'individus divers et variés, de sorte que le spectacle qu'elle offrait était sans cesse renouvelé.
Devant
l'immeuble, un groupe d'enfants sembla remarquer la présence de cet inconnu, et
l'un d'eux s'écria :
« Regardez–moi cet ivrogne ! Ah, qu'il est laid, qu'il est laid ! On dirait une
boule de bowling !
– Attends un peu que je t'attrape, mon petit bonhomme ! C'est dans les jupons
de ta mère que tu iras pleurer ! »
Cette déclaration fut suivie d'un grand éclat de rire mêlé d'une certaine appréhension. Ainsi, lorsqu'il amorça un mouvement, le groupe entier détala dans la rue voisine, le son des voix se répercutant sur les murs des grandes façades. Bientôt, un silence pesant retomba à nouveau sur la rue.
Cette réaction puérile, ce n'était pas la première fois qu'Alcofribas l'affrontait. Très jeune déjà, il était la risée de ses petits camarades de classe. Ce rejet permanent, il l'avait éprouvé tout au long de son existence et les années passant, loin de s'amoindrir, il s'était même amplifié. Au collège, quelques voyous s'amusaient régulièrement à le bloquer dans l'escalier ou dans un coin de la cour, l'un d'eux faisant le guet, l'autre le tenant fermement, le troisième vidant ses poches. Face à ce problème, personne n'avait voulu l'aider ni même l'écouter, que ce soit au sein de sa propre famille – ses parents n'avaient jamais voulu reconnaître ce garçon monstrueux comme leur fils à proprement parler –, ou de l'ensemble des enseignants, qui le jugeaient stupide et le tenaient pour mythomane. Ce fut donc sans soutien, presque seul au monde, qu'il dut affronter les railleries permanentes des uns et des autres tout au long du collège, et même encore du lycée. Son bac obtenu avec succès – il ne faisait que travailler, et n'avait aucune vie sociale –, il s'était dirigé vers des études de médecine. Pédiatre, il avait pris sa retraite quatre ans plus tôt; depuis, sa vie n'était qu'une interminable routine : celle du réveil, de la promenade urbaine et solitaire, du déjeuner (gras au possible), de la sieste qui occupait à elle seule le quart de sa journée. La soirée était constituée, en grande partie, par la lecture de livres de toutes sortes, sur le balcon – ce qui lui permettait, par la même occasion, de jeter un œil sur la rue. Il était, avec l'âge, devenu plus aigri qu'il n'aurait jamais pu l'imaginer. La cruauté gratuite dont il avait été victime toute sa vie durant, loin de le rendre fort, l'avait au contraire détruit un peu plus chaque jour et, de fil en aiguille, s'était emparée de lui. Depuis lors, il était un homme détestable, connu – entre autre – pour ses commérages et ses facultés de nuisance. La vie des autres était devenue sa raison d'exister; il ne vivait qu'à travers eux.
S'il s'était contenté d'observer, peut–être ce comportement sournois n'aurait–il jamais été découvert mais il prenait au contraire un malin plaisir à gâcher la joie de ses voisins, notamment du couple bohème qui vivait au–dessus de chez lui. Jeunes (ils n'avaient effectivement pas terminé leurs études), ils menaient tous deux une vie aux antipodes de celle qu'il avait lui–même connue. Ils s'étaient mariés très jeunes. Entourés en permanence, quels que soient l'heure ou le lieu, ils semblaient inaptes à affronter la solitude, ce qui expliquait les réceptions fréquentes qu'ils donnaient au sein même de leur appartement, à quelques mètres de lui. Les dîners étaient plus que discrets et la musique – quand toutefois il y en avait – s'arrêtait toujours aux alentours de vingt et une heures. Pourtant, poussé par une sorte d'instinct cruel, il ne pouvait s'empêcher de sonner à leur porte dès que l'occasion s'en présentait, prétextant une maladie fatale, ou plus simplement un besoin urgent de sommeil. Quand les Kassidy avaient emménagé dans leur petit deux–pièces, Alcofribas vivait dans l'immeuble depuis plus de quinze ans. Ces nouveaux visages étaient rapidement devenus une source d'occupation pour ce vieil homme qui n'avait rien à faire de ses journées que guetter, sans cesse, l'événement inattendu qui romprait la triste monotonie. Ils l'avaient haï dès le premier regard mais, sûrement bien éduqués dans le milieu dont ils étaient issus, les bonnes manières qu'ils avaient acquises les poussaient à lui sourire toujours; ils avaient tout d'abord cru réels les malheurs de ce voisin si désagréable quand celui–ci venait sonner à leur porte, maugréant chaque fois un peu plus. Très vite cependant, il s'était révélé à eux tel qu'il était réellement; depuis ce jour, ils ne lui avaient plus adressé la parole, ni même croisé son regard.
En se remémorant
l'ensemble de ces soirées, Alcofribas n'avait pas vu le temps passer ni entendu
l'horloge sonner l'heure du repas. Il s'aperçut qu'une demi–heure s'était déjà
écoulée depuis qu'il s'était installé sur le balcon et se dirigea à nouveau, le
pas lent, vers sa cuisine. Il s'arrêta en chemin, et plongea sa main énorme
dans un petit coffre qu'il avait laissé sur la table. Après avoir avidement
cherché dans la paperasse ce qu'il s'était mis en tête de retrouver, il en
extraya un petit papier bleu pâle, froissé. Une lueur de joie passa dans ses
yeux vitreux tandis que, satisfait, il dépliait la feuille qu'il venait de
saisir. Il s'assit alors sur le canapé – ce dernier était terriblement
affaissé, sans doute en raison de son poids considérable – et relut pour la
énième fois son contenu :
Ambre et Quentin Kassidy fêtent simultanément leur vingt–et–unième
anniversaire ce soir. D'avance, veuillez les excuser pour la gêne occasionnée,
et croire en l'expression de leurs sentiments les plus sincères. A&QK.
Cet anniversaire, il s'en souvenait avec précision, comme si l'événement datait de la veille, car c'était ce jour–là que les tourtereaux avaient fait de lui leur ennemi juré.
Il n'avait cessé de pleuvoir, et un tonnerre menaçant commençait à gronder alors qu'il pénétrait dans le hall de l'immeuble – il avait d'ailleurs croisé Madame Rey, sa voisine de palier, qui l'avait chaleureusement salué; il avait fait mine de ne pas la voir. Quand il était entré dans l'ascenseur, trempé, ses yeux s'étaient posés sur le petit prospectus, comme si une force invisible avait attiré son regard dans cette direction. Réprimant un rictus, il s'était empressé d'arracher le papier, heureux à l'idée de répandre son venin une fois de plus.
Aux alentours de vingt heures, alors que la soirée avait à peine commencé, il avait tambouriné à la porte, canalisant toute sa force, jusqu'à ce qu'on vint lui ouvrir. Il s'était retrouvé nez à nez avec un Quentin souriant.
« Bonsoir, lui avait–il dit, les yeux pétillants, la mine resplendissante. Voulez–vous vous joindre à nous l'espace de quelques instants ?
Pris au dépourvu par
cette invitation, il avait répondu, l'air penaud :
– Non... j'ai du travail...
– Etes–vous sûr ? Cela nous ferait plaisir.
– J'en suis tout à fait persuadé. Je sais que nous n'avons pas le même âge,
mais nous avons tous trois, cela va sans dire, la même définition du tapage
nocturne, non ?
– Sans doute, mais il n'est que vingt heures, Monsieur.
– Peu importe l'heure, vous me dérangez. Votre parlez tellement fort que j'ai
l'impression de partager ce moment avec vous, comme si vous étiez dans mon
propre appartement... du moins moi dans le vôtre. Quant à la musique...
– Ecoutez, je peux comprendre que vous ayez une vie derrière vous, et besoin de
vous détendre, mais la loi interdit les nuisances à partir de vingt–deux
heures; autrement dit, vous devrez nous supporter deux heures de plus, après
quoi vous ne serez plus 13 dérangé, vous avez ma parole.
– Vous riez, mais croyez–moi, vous ne vous en sortirez pas longtemps.
– Je crois, sans vouloir vous offenser, que vous êtes sérieusement malade.
Ambre était arrivée à ce
moment précis, aussi souriante que son mari l'avait été quelques instants plus
tôt.
– Que se passe–t–il ?
– Monsieur se plaint du vacarme que nous engendrons.
– Ah, et bien... si je puis me permettre, il n'est que vingt heures, et...
– Vous vous ressemblez beaucoup tous les deux : aussi peu respectueux et
insupportables l'un que l'autre. Amusez–vous, je m'occuperai du reste.
– Je commence à voir clair dans votre jeu, avait–elle rétorqué. Vous êtes un
vieux bougre et prenez un plaisir presque sadique à gâcher notre vie. Cause
perdue, il nous en faut beaucoup plus. Ne nous adressez plus la parole. »
La porte s'était refermée d'un coup sec, laissant Alcofribas seul dans le couloir désert, satisfait : rien, selon lui, n'était plus agréable et distrayant qu'une dispute, et Dieu sait s'il en avait connues ! Combien de fois s'était–il attiré la haine de tous ! Il ne les comptait plus. Il avait même, un temps, pris plaisir à s'attirer la haine de ses plus fidèles patients – pour être plus exact, des parents de ceux–ci, car face à un nourrisson, il n'en menait pas large.
Il se leva d'un bond, observant la pièce : deux tableaux de mauvais goût se battaient en duel sur l'un des murs. Autour, tout était en désordre : des vêtements avaient été jetés en vrac sur la quasi–totalité de la surface du plancher, un grand nombre de feuilles – certificats médicaux ou relevés d'impôts – gisaient sur toutes les étagères. Un tas de poussière, sous la grande armoire de bois, accentuait davantage la saleté du lieu.
Il s'installa dans la cuisine.
Quand Barbara quitta son bureau, rien ne laissait présager alentours qu'elle foulait le sol de l'avenue pour la dernière fois – pour très longtemps, du moins. Le ciel était encore très clair, bien qu'il fût aux alentours de vingt–trois heures. Des passants, par centaines, avançaient dans toutes les directions, les uns pressés de rentrer chez eux après une rude journée de travail, les autres marchant au contraire lentement, admirant l'alignement infini de magasins, ou la beauté architecturale.
Des voix émanaient de cette foule compacte; il émanait de cette chorale citadine un véritable brouhaha. Nulle chaise n'était vacante dans les innombrables cafés, qui quelques heures auparavant étaient plus remplis encore.
Barbara avait peur de la route, elle n'avait donc jamais obtenu le permis de conduire, ni même ne voulait d'un chauffeur. Ainsi, elle remontait chaque soir l'ensemble de l'avenue à pieds, ce qui par ailleurs lui permettait de prendre l'air, car elle restait constamment enfermée dans son bureau.
Elle s'engagea donc sur la droite, l'allure rapide, ne prêtant aucune attention aux petits groupes de zonards qui la sifflaient quand elle passait devant eux. Une fois seulement, lorsque l'un d'eux lui demanda son numéro, elle se retourna brusquement et lui répondit d'un air hautain :
« Retourne chez tes parents, veux–tu ? », réponse qui eut un effet extraordinaire puisque le jeune homme, surpris, resta béat quelques mètres en arrière.
Arrivée à la moitié de son chemin, dans une petite rue perpendiculaire, elle entra dans un bureau de tabac. Le buraliste, qui avait pour habitude de la voir chaque jour à la même heure, avança vers elle un paquet de cigarettes sans prononcer un seul mot, récolta l'argent qu'elle lui tendait puis appela le client suivant.
La jeune femme déchira le plastique qui entourait le paquet, l'ouvrit et saisit une cigarette qu'elle brisa en deux et remit à sa place; c'était un geste de superstition, une de ces 15 manies si personnelles et incompréhensibles de tous, mais qui sont révélatrices de la personnalité même de chacun. Pour elle, ce rituel lui avait toujours porté chance, dans la vie professionnelle tout au moins. Elle songea, en cet instant précis, que la dernière de ses relations amoureuses remontait à cinq ans et que, de plus, elle n'avait pas même duré quatre mois, en raison de son insupportable caractère. Celles qui la précédaient avaient été tout aussi chaotiques. Barbara ne voulait pas se l'avouer, mais elle ressentait de plus en plus le besoin de se sentir aimée, appréciée, chérie par un homme qui la comblerait tout à fait. Hélas, cette volonté était toujours contrecarrée par son attitude qu'elle ne pouvait se résoudre à travailler – cela lui coûterait trop d'efforts, et personne ne remarquerait autour d'elle ce changement, tant tous étaient habitués à la vipère Brown, sans doute la seule femme capable de briser la vie de quelqu'un en un mot, une parole, un souffle. Que de personnes s'étaient effondrées sous ces yeux d'une cruauté infinie, ces lèvres menaçantes et cette voix tranchante !
Arrivée à la bouche de métro, elle éprouva le besoin de s'asseoir sur un banc, et y alluma une cigarette. Elle songea à sa mère, qu'elle ne voyait plus du tout. A quand remontait la dernière de leurs entrevues ? Depuis près d'un an, elles ne s'étaient pas même appelées. D'une fierté et d'un orgueil démesurés, toutes deux attendaient de l'autre qu'elle fasse le premier pas après cette dispute terrible qui avait rendu plus profond encore le fossé qui les séparait déjà. Son père, Barbara ne l'avait presque pas connu : il avait quitté le nid familial alors qu'elle n'était pas même âgée de quatre ans, et les vagues souvenirs qu'elle en gardait n'étaient pas des plus positifs : c'était un homme d'une grande violence, aussi bien physique que morale; c'est la raison pour laquelle la jeune femme n'avait jamais essayé de le retrouver. Les relations qu'elle entretenait avec sa mère étaient assez paradoxales : si toutes deux ne pouvaient à l'époque se passer l'une de l'autre, leur caractère étrangement semblable les avait opposées chaque jour un peu plus et, de fil en aiguille, les avait entraînées vers une haine mutuelle. La dispute avait éclaté l'année d'avant, aux alentours du mois de Juillet, si ses souvenirs étaient exacts. Elle avait donné rendez–vous à sa mère dans un café des Champs– Elysées et, sirotant chacune un cocktail aux couleurs fantaisistes, toutes deux avaient abordé le sujet de l'homme qui les avait quittées, près de trois décennies plus tôt, laissant derrière lui une famille déstructurée qui avait longtemps vécue, après ce départ soudain et brutal, dans une situation misérable. Malgré tout, Lucie Brown semblait défendre son mari et lui attribuait un nombre incalculable de qualités. Barbara, face à ce discours irrationnel, s'était levée et avait quitté sa place, laissant derrière elle sa mère, seule.
A cette pensée, elle sentit les larmes lui monter aux yeux, puis se ressaisit. N'était–elle pas la dure Barbara Brown, celle qui ne pleurait jamais, même face aux situations les plus insupportables ? Elle se précipita dans les escaliers. A hauteur des tourniquets, elle entendit le bruit lointain du métro et courut de plus belle, pour y entrer au moment où les portes se refermaient. Le wagon était plein, et l'air irrespirable. Avec fureur, elle dut se résoudre à l'idée qu'elle parcourrait l'ensemble du chemin debout. Cette pensée était d'autant plus désagréable qu'ayant une phobie des microbes – en plus de celle de la route –, elle détestait se tenir aux barres d'appui que tant de mains saisissaient au long de la journée et manquait à chaque coup de frein de tomber. Cela ne tarda pas à arriver : à la station suivante, le conducteur freina si violemment qu'elle s'écrasa littéralement sur l'homme qui se trouvait devant elle. Honteuse, elle lui sourit au moment où celui–ci tournait la tête. Son sourire disparut aussitôt.
« Barbara ! s'exclama–t–il, ironique.
C'était Louis, l'homme
qui, le dernier, avait eu le plaisir – ou, plutôt, la malchance – de partager
la vie de Barbara quatre mois durant. Résolue à ne pas réagir face à ce regard
accusateur qu'elle lui avait toujours connu, elle répondit d'un ton sec :
– Louis... Il faut croire que j'étais destinée à recroiser ta route.
– Toujours aussi aimable, à ce que je vois. Les affaires ?
– Ca va plutôt bien. Et toi, toujours dans le même cabinet d'avocats?
– Non, j'ai mon propre cabinet, maintenant. Et, si cela t'intéresse, tout va
bien pour moi aussi. Je me marie le mois prochain.
– Eh bien, tu n'as pas perdu de temps !
– En cinq ans, il y a beaucoup de choses à faire. Et toi, en couple ? Mariée ?
Mère de famille, peut–être ?
– Rien de tout ça. C'est secondaire. Je me consacre pleinement à mon
entreprise.
– Oui, j'ai lu je ne sais plus où que tout marchait pour le mieux... Brown, la
businesswoman de grande renommée, que l'on s'arrache aux quatre coins du monde
!
– Tu es incroyable.
– C'est gentil.
– Bon, je crois que nous nous séparons ici. (Il pointa son doigt vers la
pancarte qui indiquait le nom de la station) Peut–être pourrions–nous nous
rencontrer à nouveau, presque par hasard, à la terrasse d'un café ?
– Peut–être, oui. Appelle–moi. »
Il descendit du wagon et lui adressa, au travers de la vitre, un petit signe amical de la main. Elle n'y répondit pas, et se retrouva quelques instants plus tard, à nouveau, dans un tunnel d'une obscurité totale. Se retrouver face à face avec l'homme qu'elle avait le plus aimé (ce qu'elle considérait comme aimer tout au moins) était assez troublant, d'autant plus qu'elle y avait pensé quelques instants auparavant, et que depuis cinq ans rien de ce qu'il faisait ne lui était connu. Une place s'était justement libérée; elle s'y assit confortablement, et se remémora, rêveuse, les moments forts de cette dernière relation. Il y avait eu la rencontre, la découverte de ce garçon sensible, attentionné et drôle, puis la découverte de sa personnalité, de ses qualités mais également de ses défauts. Des fous rires, il y en avait eu par dizaines et, bien évidemment, des disputes par centaines. Le temps était passé si vite durant ces quatre mois... Et depuis, plus rien... le néant. Pas l'ombre d'un sentiment, et ce désir quasi permanent d'une vie à deux...
Toutes ces pensées noires furent interrompues par un événement dramatique et peu commun : alors que Barbara était à quelques mètres de la porte d'entrée de son hôtel particulier, situé en plein cœur de Paris, elle passa devant une pizzeria – elle en connaissait bien le patron, car elle y dînait en moyenne une fois par semaine. C'était un grand restaurant, aux couleurs attrayantes, dont le menu présentait un choix varié de plats délicieux, concoctés par de véritables Italiens (un groupe d'amis proches, d'après ce qu'on en disait, qui avaient décidé d'un commun accord de venir s'installer à Paris après avoir connu la faillite à Rome). Ce soir–là, elle n'eut pas même un regard pour les quelques serveurs qui lui souriaient (par politesse); ce qu'elle eut fut bien plus douloureux et pour le moins imprévisible. Un énorme panneau, entouré de fer, celui–là même qui présentait les menus, se détacha de son socle au moment même où elle arrivait à sa hauteur : l'impact fut rapide et sans douleur. Il heurta la tête de Barbara, qui vacilla sous le poids de cette imposante structure. Avançant de quelques pas encore, elle s'effondra tout à fait devant les clients qui, interrompus dans ce qui semblait être une conversation d'une exquise rareté, tournèrent immédiatement la tête vers l'endroit où le choc avait eu lieu. Il fallut dix minutes aux pompiers pour arriver, dans un vacarme assourdissant. On la transporta vers l'hôpital le plus proche.
Presque simultanément, Alcofribas de Parme se faisait renverser par une voiture au moment où il sortait de chez lui, décidé à faire une promenade nocturne à travers les rues désertes de Montigny. Le conducteur, peut–être ivre, avait sans doute dévié de sa trajectoire. Cela dit, il semblait étrangement déterminé à écraser le petit homme. Il prit aussitôt la fuite, et la voiture disparut bientôt à l'angle d'une rue, semblant se volatiliser. Les Kassidy furent alertés par ce bruit et appelèrent aussitôt les secours. Pourtant, quand ils retournèrent se coucher, aucun d'eux ne semblait affecté par l'événement. N'étaient–ils pas, enfin, débarrassés de ce voisin
Igor et Bianca se tenaient face à face, étendus de tout leur long dans d'immenses fauteuils ailés. La pièce qui les entourait était gigantesque, et très soigneusement organisée : deux bureaux identiques – si ce n'est au niveau de la couleur, l'un rose et l'autre noir – étaient disposés chacun dans un coin, respectant une parfaite symétrie, et formant une diagonale. Le bureau de Bianca, débordant de paperasses, reflétait à la perfection sa personnalité : elle était anxieuse, désorganisée et fort peu soigneuse; le foisonnement de couleurs allait de paire avec son excentricité. Au contraire, celui d'Igor était d'une extrême simplicité. Son propriétaire était très cartésien, et réfléchi. Contrairement à sa collaboratrice, il ne s'autorisait aucun écart vestimentaire. Les quelques paroles comiques qui, à fréquence raisonnable, émanaient parfois de sa bouche, restaient toujours très classiques.
Sur l'un des murs, un immense visage avait été peint avec tant de soin et de talent qu'il semblait presque intégré à la pierre. Le sourire radieux contrastait avec les traits, durs. De longs cheveux bouclés, similaires à de l'or, recouvraient la totalité des oreilles et, en raison d'une talentueuse illusion d'optique, paraissaient presque voler au vent, bien qu'aucune des quinze fenêtres de la grande salle ne fût alors ouverte.
Chacune de celles–ci était recouverte par un long rideau fin, lequel laissait filtrer les quelques rayons du soleil et donnaient naissance à de magnifiques spectres lumineux, dont le point de ralliement se situait au centre de la salle. En ce même endroit, et sans doute pour rendre ce dispositif d'autant plus spectaculaire, était implantée une immense colonne de verre; de petits trous laissaient entrer cette profusion de clarté et le spectre qui en résultait, arborant une forme quasi–animale, paraissait presque prendre vie au sein de cet abri d'apparat.
Une horloge grandiose, ornée de mille et une décorations fantasques, trônait à quelques centimètres de la double porte. Elle mesurait, pour être tout à fait précis, trois mètres de haut sur un mètre cinquante de large. Le bois, soumis aux aléas du temps, était devenu verdâtre par endroits, et quelques fissures étaient apparues sur la surface lisse, creusant davantage la vétusté de la machine, qui contrastait avec sa stature. Le cadran ne présentait aucun chiffre et l'unique aiguille qui le parcourait – et qui, par ailleurs, atteignait une vitesse supérieure à celle des trotteuses communes – était surmontée d'une grosse lune bleu pâle; dans un dessein de personnification, on l'avait affublée d'un sourire radieux, mais nullement d'yeux ni de nez. Le plafond ne présentait aucune caractéristique particulière, contrairement au dernier mur de la pièce : ce dernier, tout d'abord, s'offrait entièrement à la vue, car aucun des bureaux ne le dérobait au regard; seule la grande colonne représentait un éventuel obstacle, mais d'un diamètre raisonnable (pour ce qui était des dimensions de l'endroit, du moins), la contourner n'était pas tâche difficile. Sur ce mur, donc, était accroché un cadre d'une dimension spectaculaire; en réalité, il recouvrait l'entière totalité de la surface. Il y avait, à l'intérieur, un parchemin jauni de taille équivalente, qu'on avait divisé en deux pôles.
En haut, à droite, deux yeux mauves, ceux–là même du visage peint, avaient été reproduits avec le même dispositif d'épaisseur; le papier semblait tout simplement les avoir aspirés et, comme la chevelure dorée, le regard offrait la nette impression de balayer rapidement la pièce.
En bas, à gauche, un enchaînement de ce qui ne pouvait être qu'un ensemble de clauses était rédigé à la main. Certains fragments du texte étaient, à l'évidence, d'une importance primordiale, car l'encre rouge se substituait alors à la noire. Autour du verre, de petits éclairs multicolores dansaient de toutes parts, protégeant d'ennemis potentiels le précieux document.
Telle était, de ce qui peut être relaté, – car la singularité de la salle dépassait le superflus d'un témoignage écrit – la disposition du bureau. Ce dernier ne représentait qu'une part infime de l'immense bâtisse qui l'abritait, à qui l'on avait donné le nom d'HOTEL DE TRANSITION
Le bâtiment n'était pas visible des hommes, pas plus que le District de Pâle Lune dans sa totalité, ou que la foule d'autres paysages et infrastructures qui constituaient le royaume de Zéphulon, à quelques centaines de kilomètres de la Terre, caché sous une montagne de nuages. L'HOTEL DE TRANSITION avait été construit sur un énorme cumulonimbus, le plus élevé de toute la région, de sorte que lors des jours de mauvais temps, on y voyait la pluie couler au dessous du sol. Un écriteau, indiquant au voyageur égaré son exacte position, surplombait la porte; il fournissait les informations suivantes :
HOTEL DE TRANSITION
- Nul ne connaît la date précise de sa fondation, mais beaucoup alimentent la rumeur
selon laquelle cette construction remonterait à la naissance de Sophoris, la fille
cadette de la Lune –
Vous foulez en ce moment même le sol du plus haut cumulonimbus des environs, localisé
aux abords de la Plaine des Spectrophores
L'entière structure ayant été sécurisée des mains de Zéphulon lui-même, nous déclinons
toute responsabilité quant à la peine que vous pourriez endurer en commettant quelque
infraction que ce soit.
Si, cependant, la visite de l'Hôtel vous attire, la porte s'ouvrira d'elle-même.
Amis, vous voilà prévenus ! -
La direction.
Au sein du bureau, la tension était perceptible. Depuis une vingtaine de minutes, Igor n'avait pas tenté de se recoiffer une seule fois; quant à Bianca, réputée pour son extraordinaire capacité à parler sans cesse à toute heure du jour et de la nuit, elle était devenue plus muette qu'une carpe !
Le bruit répétitif de la
trotteuse lunaire, loin de rendre moins pesant un silence qui en devenait
insupportable, lui conférait au contraire plus de puissance encore. « Ils ne
devraient plus tarder », remarqua Bianca dans un souffle, tout en enroulant
l'une des boucles de ses cheveux autour de son index. Puis, durant quelques
minutes encore, aucun d'eux ne dit mot. Une brume commençait à se répandre,
entre les nuages, obscurcissant davantage le tableau. D'une voix qui trahissait
un certain malaise, la jeune femme reprit :
« Quoi qu'il en soit, je n'échangerais pas ma position contre la leur.
– Idem, répondit simplement Igor, passant enfin sa main toute entière dans sa
chevelure pour lui redonner du volume. Ils vont être surpris, c'est le moins
qu'on puisse dire.
– Peut–être même ne nous prendront–ils pas au sérieux ?
– Si tel est le cas, un regard au dehors les fera vite fléchir.
– Ils ont beau être odieux, je suis satisfaite qu'ils aient dormi dans une
chambre convenable. Dans quelques temps, qui sait s'ils seront encore ici ?
Le sourire ironique de
son compagnon la fit taire à l'instant même, puis il rétorqua d'un ton
sarcastique :
– Tu en deviendrais ridicule ! Avec une attitude aussi déplorable, c'est par
terre qu'ils auraient dû sommeiller et encore, dehors ! Nous les attendons avec
anxiété depuis près de deux heures maintenant, comme s'il s'agissait d'invités
prestigieux ! A la vérité, ils ne mériteraient pas même une seconde chance...
– Les temps sont durs, Igor, tu le sais. Depuis longtemps maintenant, je peine
à trouver le sommeil; je me sens en danger. Si nous–mêmes sommes menacés,
compte tenu de notre situation et de l'attention particulière dont nous
bénéficions, crois–tu qu'ils soient plus en sécurité ? Hier ils étaient des
monstres; à compter d'aujourd'hui, ce sont de frêles créatures confrontées à
des forces dont ils ne soupçonnent pas même l'existence. De plus, leur
comportement aurait peut–être été autre si des railleurs comme toi n'avaient
cessé de les rabaisser ou, pour ce qui est de Barbara, si leur famille n'avait
subi aucun traumatisme...
– Circonstances atténuantes ou non, les faits sont là et me semblent
indiscutables. A l'évidence, ils sont indiscutables. Tout ceci n'est pas le
fruit de mon imagination, les preuves sont irréfutables : jamais le
pèse–méchanceté n'avait atteint des chiffres aussi élevés depuis que je suis
ici; pourtant, je ne compte plus les mesures que j'ai effectuées... »
Pour se donner plus de contenance, illustrer ses propos, il se dirigea vers sa table de travail. De l'un des tiroirs, il sortit un petit instrument métallique rectangulaire, au sommet duquel était disposé un tube. Il posa la machine sur son bureau et, précautionneusement, en extraya d'un autre tiroir une petite boule transparente à l'intérieur de laquelle flottait une fumée rougeâtre. Après s'être à nouveau assis, tenant fermement le pèse–méchanceté dans une main, il posa ce dernier sur ses genoux. De sa main libre, il inséra dans le tube la petite boule qui glissa lentement au cœur de la machine de métal.
De vives étincelles en jaillirent bientôt, virevoltant dans les airs, qui se transformèrent en une grande flamme. Quelques secondes plus tard, l'alphabet entier se matérialisa à un mètre du sol, les lettres tournant les unes autour des autres. Petit à petit, la plupart d'entre elles disparurent, laissant place au mot « ALERTE ». Scintillant une minute, il explosa dans un vacarme assourdissant et, aussi lentement qu'elle était descendue, la boule remonta. Igor la récupéra et jeta un regard à Bianca qui, visiblement mal à l'aise, parut l'espace d'un instant dans l'incapacité d'ouvrir la bouche.
Ce n'est qu'après l'avoir
vu ranger à nouveau son matériel qu'elle déclara :
« Record battu... – se sentant idiote, elle fit la moue et se tut à nouveau.
Et c'est le résultat le plus bas que j'ai obtenu ! La hargnosphère de d'Orléac engendre ce que je viens de te montrer. Le stade « alerte » est le dernier palier de l'échelle, mais j'ai découvert avec l'étude des autres cas trois niveaux que jamais nous n'avions explorés auparavant.
– Et quel est le plus
élevé d'entre eux ?
– INCURABLE. Brown, bien entendu.
– Incurable ? Mais à quoi bon...
– La bonne volonté de Zéphulon. Quoi qu'il en soit, nous ne sommes pas en
mesure de critiquer l'Archange suprême, et moins encore ses choix. Sans lui,
qui sait ce qui aurait pu nous arriver...
– A ce propos, où est–il ?
– Au CeSCOS. Il les attend.
– Devons–nous les y accompagner ?
– Une angelière se tient à disposition; elle les y emmènera.
– C'est le début d'une longue aventure...
– Ce ne sera pas de tout repos, à ce que l'on en dit. J'ignore ce qui les
attend. Les tâches sont tenues secrètes. On parle d'une véritable révolution,
en tout cas. Un concept tout neuf...
– ... ce qui exclut la quasi–totalité du district, ayant été exploré aux trois
quarts par les prédécesseurs. Ce qui signifie... »
Elle fronça le sourcil, et tapota de ses doigts les bras du fauteuil. Puis elle se leva, s'approcha de l'une des fenêtres, dégagea le rideau et l'ouvrit entièrement. Elle contempla, au loin, la Plaine des Spectrophores, menaçante, et son échine fut parcourue d'un frisson glacial; la vue de cette étendue lugubre, noyée dans une multitude de gros nuages grisonnants, lui procurait constamment le même sentiment d'effroi.
Après avoir refermé, redonnant à la pièce sa luminosité initiale, elle contempla Igor d'un air inquiet. Ce dernier, rêveur, semblait ne pas l'avoir vue. Elle s'éclaircit la gorge avant de demander, bien qu'elle crût connaître d'avance la réponse qu'elle allait recevoir : « On ne songe quand même pas à les envoyer là bas ? – ce faisant, elle pointa son index dans la direction du sombre territoire qu'elle avait scruté quelques secondes plus tôt.
– On ne peut rien
exclure. Je n'en n'ai pas la moindre idée.
– Mais Igor, voilà qui est monstrueux ! La Plaine des
Spectrophores n'est pas un lieu 26 fréquentable ! Zéphulon lui–même ne
s'y rend que très rarement, quand une obligation l'y pousse ! Laisser des
humains, aussi affreux soient–ils, s'y aventure, serait indigne de la bonté que
nous prônons ici ! De plus, je doute fort qu'on les y envoie, compte tenu des
événements passés et notamment du...
– Silence, Bianca. Je ne
veux pas revenir sur cette période troublée, où nous avons bien failli perdre
notre emploi.
– Sa disparition...
– C'était un accident, rien de plus. Un sombre malentendu. Aucun expert
n'aurait été à même de prévoir ce qui est arrivé. Nous étions au mauvais
endroit au mauvais moment, voilà tout.
– Quoi qu'il en soit, il me paraît impensable que tout ceci se reproduise à
nouveau. S'il leur arrivait quoi que ce soit, je m'en sentirais terriblement
responsable. De plus, Zéphulon ne voudra pas les y envoyer, étant donné
l'épreuve qu'il a affrontée.
– Nous verrons. Patience. »
Le silence retomba à nouveau, plus lourd que jamais.
François d'Orléac se réveilla à ce moment précis, émergeant du domaine vaste et angoissant de ses cauchemars. Toute la nuit durant, il avait rêvé d'une course poursuite effrénée aux travers de lieux qui lui étaient totalement inconnus. Un homme au visage blafard, rongé de cicatrices, le suivait de près, hurlant dans un dialecte incompréhensible ce qui semblait être des jurons.
Les montagnes qu'il devait gravir étaient si volumineuses que leur ascension était rendue difficile et, tandis qu'il s'entêtait à courir à toutes jambes, la tête emplie de visions effrayantes et funestes, le personnage à ses trousses semblait prendre de l'avance. Par ailleurs, ce dernier ne courait pas, se contentant de marcher à vive allure, d'un pas rapide et assuré. Plus François progressait, haletant, tentant désespérément de faire abstraction de la douleur qui lui tiraillait les muscles, plus la route se prolongeait, infinie, semée d'embûches. Le sol qu'il foulait, très irrégulier, le ralentissait davantage. Il était, de plus, craquelé de toute part; ainsi, la difficulté que constituait l'évitement des trous s'ajoutait au labeur de la montée.
Le ciel noir, fissuré d'éclairs, et le grondement incessant du tonnerre offraient une sensation de chaos absolu.
Sa respiration se coupa soudain; il tomba comme une feuille morte dans un amas de boue et de pluie. L'homme à sa suite le rattrapa et se pencha sur son corps. Avec horreur, François contempla le visage fantomatique qui lui faisait face. Il n'y figurait aucun nez, pas plus que de bouche. Deux yeux blancs, laiteux, cruels, étaient seuls témoin d'une infime humanité. Ce tableau monstrueux faisait songer aux faces des poupées vieillies, délavées par le temps. Très lentement, l'homme saisit un instrument pointu, luisant dans la pénombre alentours. L'avocat, pris soudain d'un élan de panique comme il n'en avait jamais connu, hurla si fort que son cri se répéta en échos plusieurs secondes durant.
Il ouvrit alors les yeux, tremblant, sa couverture tombée à terre. Où était–il ? Il n'en avait pas la moindre idée. L'absence de dossiers excluait la possibilité que ce fût sa chambre. Ce n'était certainement pas non plus un hôpital, car il ne s'y trouvait aucun dispositif de soin. C'était une chambre étroite, parée d'une unique fenêtre qui laissait filtrer les premiers rayons du soleil. Un grand dressing laissait apparaître le flot de vêtements de d'Orléac, accrochés à des cintres ternes. Au dessous, on avait soigneusement disposé sa valise. Une petite salle de bains, dont la porte était entrouverte, offrait à sa vue la trousse de toilette vert pomme qu'il avait hérité de sa mère – cette dernière avaient toujours eu le don de lui offrir ce qu'il se faisait de plus laid.
L'homme réalisa qu'il n'était pas en pyjama, mais affublé de l'une de ses tenues de ville. Il portait encore ses lunettes, et ses mocassins lui recouvraient les pieds. Avait–il dormi habillé toute la nuit durant, lui qui était d'habitude si maniaque ?
Il pensait être au bout de ses surprises avant que son regard ne se pose sur le plafond. Il lança une exclamation à la vue du mobile – grandeur nature – qui y pendait : au bout du fil, un mannequin de la taille d'un homme avait la tête recouverte d'une perruque blanche. L'habit dont il avait été recouvert n'était autre qu'une robe d'avocat, d'un noir absolu. Un point d'exclamation rouge vif avait été dessiné sur le petit bout de chiffon pâle qui descendait du col. Au devant du mobile, des lettres scintillantes flottaient dans les airs, comme par magie. Avec hargne, François constata qu'elles formaient le mot « VOLEUR ». Qui avait donc bien pu lui faire cette étrange plaisanterie ? Personne n'avait la clé de son appartement sinon lui; il aurait donc été impossible de déplacer ses vêtements. De plus, peu de personnes avaient connaissance de son profil de menteur et du bénéfice qu'il en avait tiré à travers ses clients, sans que ceux–ci ne s'en rendent compte... Oui, en matière d'arnaque, c'était un as, une pointure. Très petit déjà, le « menteur François » s'était mis à dos un nombre incalculable de camarades en raison de ses mensonges répétés. Ses parents, inquiets, lui avaient fait suivre d'ennuyeuses séances de psychothérapie, dirigées par une femme ridicule qui voyait le mal dans le moindre de ses dessins. Elle avait par ailleurs abouti à la conclusion que le jeune d'Orléac était sujet à une mythomanie très développée, diagnostic contrecarré quelques années plus tard par d'autres séries d'analyses. En réalité, François n'était pas plus mythomane que la Terre n'est rectangulaire, il aimait simplement à raconter n'importe quoi, à n'importe qui, à n'importe quel moment.
Cette attitude critiquable ne s'était pas amoindrie au cours du temps, et notre homme était devenu un avocat certes brillant, mais véreux. Par chance, aucun de ses clients n'avait réalisé avoir perdu de l'argent, ni ne s'était demandé pourquoi les rendez–vous étaient si onéreux. Il observa à nouveau le mobile, ébahi, effaré devant cette mise en scène méticuleuse qui trahissait la connaissance de ses activités et de ses travers. Il essaya par la suite de se remémorer les événements de la veille au soir, mais son esprit se brouillait malgré les efforts qu'il entreprenait : il se souvenait s'être promené dans les rues de Bayonne, flânant à tout hasard, heureux du chiffre d'affaire qu'il avait cumulé durant le mois. Il se revoyait consommant une glace au fruit de la passion – ses préférées – à la terrasse d'un café en bord de mer. Après, il s'était levé, avait emprunté une rue sinueuse éclairée de la lumière vacillante d'un réverbère; puis il y avait eu la chute, cette chute vertigineuse de plusieurs mètres et le bruit de son corps touchant le sol. Il y avait eu le rêve, et maintenant il se trouvait dans un lit qui n'était pas le sien, dans une chambre autre que celle qu'il avait toujours connue, un présage inquiétant flottant au dessus de sa tête.
Ne pouvant résister plus longtemps à la tentation de comprendre, il ouvrit la porte de la chambre et sortit lentement, sans faire de bruit, comptant n'être pas aperçu. Il se retrouva dans un couloir d'une longueur considérable; de chaque côté s'étendait un enchaînement de portes de forme et taille diverses; François ne put s'empêcher de sourire à la pensée qu'il n'était pas ici tout seul, et que s'il s'agissait d'un canular ridicule, d'autres victimes avaient été choisies avec lui. Il hâta le pas, collant de temps en temps l'oreille sur l'une des portes, mais les pièces que chacune abritait semblaient être désespérément vides. Peut–être était–il le seul éveillé ?
Arrivé à un coin, il s'engouffra sur la gauche et parcourut un autre couloir dont le plancher grinça terriblement sous ses pieds. Le bois avait alors succédé au plâtre, offrant la nette impression que l'endroit était l'un de ces hôtels miteux, construits avec ce qui tombait sous la main de l'architecte. Il n'y avait pas trace ici d'autres pièces, seulement une dizaine de hautes fenêtres. François se demandait à présent, quelque peu inquiet, s'il s'agissait réellement d'une farce ou, sinon, ce que tout cela pouvait bien signifier.
« Oh ! » s'exclama–t–il, bondissant soudainement, le cœur battant à tout rompre. Par delà l'une des vitres, il aurait juré avoir aperçu un homme, mais pas de ceux qu'il avait toujours connus, puisque ce dernier possédait une paire de grandes ailes argentées, implantées derrière les épaules. Se ressaisissant, il songea qu'il avait passé une nuit agitée et que, sans doute, le long cauchemar qui l'avait occupée ne s'était pas entièrement volatilisé de son esprit. Pourtant, alors qu'il n'avait pas même fait deux pas de plus, la créature lui apparut à nouveau, voletant et s'agitant face à la fenêtre. L'homme s'en approcha vivement, mais l'apparition plongea au travers d'un nuage avant qu'il n'ait pu tenter quoi que ce soit pour rentrer en contact avec elle. Au dehors, par delà la grande étendue de coton blanchâtre, on devinait un ciel d'un bleu magnifique.
Une voix s'éleva alors, lourde et puissante, à quelques mètres de là, derrière une porte qu'il n'avait pas aperçue auparavant. Satisfait, il s'en approcha et l'ouvrit d'un coup sec, oubliant de frapper pour annoncer sa présente, heureux de trouver enfin de la compagnie. « Bonjour ! sourit Bianca, s'avançant vers lui pour le mettre à l'aise. Igor, voilà notre quatrième arrivant ! »
François, étonné, observa la pièce qui l'entourait : ce n'était autre que le bureau. Ses yeux se portèrent en un premier temps vers la grande colonne centrale, puis sur le parchemin, avant de balayer enfin la totalité des lieux. Un homme aux cheveux grisâtres, vêtu d'un costume flambant neuf, était assis dans un immense fauteuil surmonté de deux ailes, celles–là même qu'il avait eu l'occasion de voir quelques instants auparavant. Deux femmes et un homme qui, à en juger par l'expression de leur visage, étaient dans le même cas que lui, avaient pris place sur d'autres fauteuils identiques. Parmi eux, et à son grand étonnement, il reconnut la célèbre Barbara Brown qu'il connaissait par le journal télévisé et de réputation. Les deux autres visages lui étaient tout à fait étrangers, ce qui eut pour effet d'intensifier son malaise. Qui étaient–ils, et pourquoi se trouvait–il dans un lieu inconnu, en leur compagnie, au lieu de s'être réveillé blotti dans un lit d'hôpital compte tenu de la chute vertigineuse dont il avait été victime peu de temps auparavant ? Il s'en souvenait maintenant avec exactitude.
Il chercha vainement des indices en rapport avec Barbara, mais la connaissance qu'il en avait était si vague que cette piste ne lui semblait pas être la bonne. Il était bien connu que c'était un être méprisant tandis que ses activités véreuses constituaient le plus lourd de ses secrets. En dehors de cela, aucune thèse acceptable ne lui vint à l'esprit et la voix de Bianca résonna à nouveau, l'arrachant à ses réflexions qui ne menaient à rien.
« Bienvenue, s'exclama–t–elle, joyeuse, à l'Hôtel de Transition ! Vous y resterez peu, mais y serez agréablement accueillis. Dans quelques minutes, nous vous offrirons un tour rapide d'une partie du district, et Zéphulon vous accueillera au CSCOS – le Centre de Seconde Chance pour Odieux et Sacripants.
– Pardonnez–moi, coupa
sèchement Barbara, mais qui êtes–vous et comment diable nous avez–vous emmenés
ici ?
– Ne parlez pas de diable devant moi ! s'indigna la femme rondouillarde,
outragée.
– Ne détournez pas le sens de ma question, voulez–vous ? Je me réveille ce
matin dans une chambre qui n'est pas la mienne, où l'on a disposé mes vêtements
et valises ? C'est une supercherie ? Et ces photos sur le mur, de quel droit
s'est–on permis ? C'est grotesque, ridicule ! Contempler le visage de mes
anciens employés de m'attendrit pas le moins du monde ! Leur licenciement était
réfléchi; ce n'était pas un plaisir personnel. Et ces lettres dans les airs, «
TOLERANCE ZERO », un stupide tour de prestidigitation, sans doute ? C'en est
trop. Vous semblez vous être intéressés à moi, mais je ne sais même pas qui
vous êtes ! »
Elle s'était levée d'un
bond sous le coup de la colère et alluma une cigarette comme elle prononçait
les derniers mots de sa phrase. Elle regardait Bianca, l'oeil menaçant et la
vue de ces deux femmes, face à face et si différentes – tant au niveau du style
vestimentaire que de la taille et de l'embonpoint – aurait pu se révéler
comique si la situation avait été autre. « En ce qui vous concerne,
Mademoiselle Brown, le pèse–méchanceté ne s'est
jamais montré si précis. INCURABLE. Je m'apprêtais justement à
vous livrer une explication claire et détaillée, mais vos vociférations m'ont
fait perdre le fil de mon discours. Si, par ailleurs, vous pouviez avoir
l'obligeance de m'éteindre ce concentré d'hydrocarbures... ?
– Je fumerai tant qu'on ne m'aura pas éclairée sur la raison de ma présence en
ce lieu !
– Soit. Si cela peut vous faire taire, je ne m'y opposerai pas. A présent, tout
le monde est–il disposé à m'écouter ? J'ai pour habitude de ne parler qu'une
fois.
Barbara la fusilla du
regard un instant puis s'arrêta net, la bouche grande ouverte, comme si la Tour
Eiffel s'était mise à se dandiner devant elle.
– Vous êtes la femme des Champs Elysées ! s'exclama–t–elle.
– Navrée, mais je vis à trois minutes d'ici à peine.
– Pourtant, je vous y ai vue ! Hier soir, au journal de vingt heures. Vous
aviez une robe violette ! Et quelques instants plus tard, vous vous êtes
installées à la terrasse d'un café avec un homme...
– Grand Dieu, que je suis sotte ! Bien sûr ! Alors, vous m'avez aperçue ?
J'imagine donc que vous avez écouté l'interview ? J'espérais justement attirer
votre attention...
– Ce qui ne m'explique toujours pas ce que je fais ici.
– Soit, vous avez droit à une explication – Elle lui fit signe de s'asseoir;
l'autre s'exécuta.
Bianca respira profondément, comme si elle était sur le point de prononcer un monologue interminable – ce qui était presque le cas. Je m'appelle Bianca, reprit–elle, et je suis une intermittente. Je vous vois venir, mais détrompez–vous ! Je n'ai pas plus trait au monde du spectacle que vous–mêmes. Chez nous, le terme d'« intermittent » désigne la rare catégorie de personnes capables de conserver sur Terre une forme humaine, contrairement aux morts qui ne s'y matérialisent que sous l'apparence d'esprits. Ma mère est un ange, mon père un...
– Si vous me laissiez terminer, rétorqua Bianca, je vous expliquerais comment y parvenir; cessez de me contredire à tout bout de champ, ou nous ne nous en sortirons pas. – Elle prit une profonde inspiration, et reprit : Hier – pour ce qui est de l'heure terrestre – chacun de vous s'est trouvé victime d'un événement singulier : Barbara, commençons par vous. Vous étiez, je crois, à l'abord d'une pizzeria quand le panneau des menus vous est tombé sur la tête. »
Alcofribas de Parme, qui n'avait dit mot depuis le début de l'entretien, s'esclaffa d'un rire gras; son corps entier se mit à onduler, mais le regard noir que Bianca le ramena rapidement à la raison. « Le sujet que j'aborde est loin d'être drôle, Monsieur de Parme. Vous rirez moins lorsque vous aurez connaissance de ce qui vous attend... contrariant de se faire percuter par une voiture avant une promenade nocturne, non ? Quant à vous, Monsieur d'Orléac, la chute au travers d'une bouche d'égout est peut–être aussi éprouvante, si ce n'est plus. Que s'est–il passé ensuite, je vous le demande. Vous a–t–on secouru ? Oui. Pour ce qui est de vous, mesdames, une aide a été demandée au plus vite. Monsieur de Parme, ce sont vos voisins, les jeunes Kassidy, qui ont fait appel aux urgences.
– Ce couple de gamins ?
Que de mauvaise foi !
– Hypocrites ou non, rien n'aurait été tenté sans eux et, bien que personne
n'ait pu vous ranimer, il me paraît charitable d'avoir pensé à le faire, étant
donné les relations que vous entreteniez avec votre voisinage.
– Comment osez–vous... ?
– Je n'insulte pas. Je constate. François – puis–je vous appeler François ? –
lorsqu'on a retrouvé votre corps, la lueur dans vos yeux s'était éteinte depuis
des heures. Vous êtes tous quatre (indépendamment de la méchanceté qui vous
caractérise) des personnes sensées et cartésiennes. Comment expliqueriez–vous
alors votre survie, et le transfert de vos corps en ce lieu, s'il n'y avait
rien après la mort ? Cette réaction est caractéristique, ne vous inquiétez pas.
Beaucoup des hommes et des femmes que nous accueillons chaque jour sont
empreints d'une grande surprise, certains excités, d'autres plus effrayés.
Rares sont ceux qui acceptent leur position en silence. Nous sommes à l'Hôtel
de Transition, ainsi nommé car, par définition, c'est un lieu de transit. Quand
nous recevons ici de nouveaux morts, ils restent à l'hôtel durant la totalité
de leur procès; ce dernier peut s'étendre sur quelques jours ou, dans le cas
des grands criminels notamment, durer des mois entiers. Nous sommes sur le plus
haut nuage de la région, qui est un cumulonimbus; vous verrez, il est toujours
amusant de voir la pluie couler du dessus – ne faites pas des yeux comme
ceux–ci, Barbara, vous me feriez presque peur ! Ce qui vous entoure, le ciel
d'un bleu limpide, cette quantité de nuages, c'est le District de Pâle Lune. Le
ciel a été divisé en plusieurs zones – superficiellement, bien sûr, puisque
c'est un espace infini. Chacune d'elles est sous le contrôle d'un archange; ils
sont au nombre de quatre, mais le meilleur d'entre eux reste sans doute
Zéphulon. Comment ont–ils été créés ? Eux–mêmes ne sauraient le dire; mais tous
les anges que vous verrez ici en sont les enfants. Athalie, la seule femme du
quatuor, est à la tête du Rivage d'or. Là–bas, c'est la Plaine des
Spectrophores – elle frissonna légèrement et ouvrit l'une des quinze fenêtres.
Jamais, vous m'entendez, jamais vous ne devrez vous y aventurer seul ! C'est un
lieu mal fréquenté, une concentration de vermine et le témoin de plusieurs
événements dramatiques. »
Elle interrompit son discours et, souriant toujours, regarda successivement tous les visages. Visiblement, personne ne voulait plus lui couper la parole, ou tenter de l'agresser de quelque façon que ce soit. Tous les regards étaient à présent rivés sur la colonne de verre, au creux de laquelle les arcs–en–ciel semblaient prendre vie.
« C'est une spectrocolonnade, expliqua Igor, évitant au groupe de poser une question qu'il avait deviné par avance. Il n'en existe que quatre, une pour chaque partie des terres. Ces colonnes ont été trouvées sur la Plaine des Spectrophores il y a plusieurs siècles. Exploitées, étudiées par les plus grands physiciens et chimistes, nous les avons rendues utiles car elles nous préviennent dans le cas de périls éventuels; si le spectre multicolore revêt une forme animale ou humaine distincte, cela signifie que nous sommes en danger. En ce qui concerne celle–ci, la forme ressemble à une bête très différente chaque jour, sans toutefois acquérir la précision des traits. Cela fait pas mal de temps qu'il en est ainsi. Autant être honnête, le district n'est plus aussi sécurisé qu'avant.
– Ce qui signifie ?
demanda Alcofribas, qui semblait émerger d'une longue nuit de sommeil.
– Ce qui signifie qu'il y a de l'agitation... en bas.
– Sur Terre ?
– En–dessous. Le ciel n'est pas une chimère mais, hélas, l'Enfer non plus. A la
naissance des Archanges, quatre créatures de nature différente se sont
matérialisées. Tout comme ici, les terres d'en bas sont déchirées en quatre
territoires distincts, et chacun de ces démons est à la tête d'une parcelle. Ce
sont deux mondes aux antipodes l'un de l'autre; les forces du bien sont à
l'opposé des puissances du mal; ces dernières, par ailleurs, sont appelées «
démons ». Les clichés veulent qu'il n'y ait qu'un diable, mais ils sont quatre,
dont une fille, tout comme chez nous. L'exactitude du nombre permet de
contrebalancer les pouvoirs des deux territoires. La Terre est au milieu des
deux zones, et des enchantements adverses la maintiennent en équilibre constant.
Il peut arriver qu'un homme passe au travers de l'un de ces sortilèges; il
meurt la plupart du temps et, selon qu'il ait été touché par le bien ou le mal,
est envoyé dans l'endroit correspondant. Il existe un autre cas, plus rare :
celui des Elus qui, résistant au degré de magie élevée qui les heurte, se
découvrent des pouvoirs étranges du jour au lendemain; comptez parmi ceux–là
les voyants et, parfois même, les magiciens. D'autre part, ne vous–êtes vous
jamais demandé la cause d'un crash inexpliqué ? d'un naufrage inattendu ? C'est
pour la même raison. Voilà pour ce qui est de « l'au–delà », comme vous autres
l'appelez. Vous recevrez un descriptif détaillé de tous les êtres que vous
pourrez rencontrer ici un peu plus tard.
– Et qui êtes–vous exactement
? interrogea François, le ton accusateur.
– Igor. Tout comme Bianca, je suis un intermittent. J'étais d'ailleurs, moi
aussi, sur les Champs Elysées, Mademoiselle Brown.
– Descendant d'un ange ou de je ne sais trop quelle créature ?
– Absolument pas. Je suis issu d'une famille d'humains, comme vous.
– Mais comment se fait–il alors que vous ayez accédé à ce statut ? N'est–il pas
réservé aux êtres de ce monde ?
– L'intermittence n'est pas un choix, Monsieur, c'est une nature. Seuls les
anges ne peuvent être intermittents; pour ce qui est de tous les autres, il n'y
a pas de règles.
– Et pour en revenir à nous, quand aura lieu notre procès ? Que peut–il se
passer par la suite ?
– Nous avons procédé différemment pour vous. Le Tribunal Céleste, dont le procureur
général est Zéphulon lui–même, a décidé de votre jugement bien avant que vous
ne posiez un pied ici...
– Mais en quel honneur ?
– L'Archange vous expliquera plus en détails les événements à venir. C'est à
nous que vous devez votre mort, et peut–être, bientôt, votre survie.
– Cette mascarade est ridicule... soupira Barbara, qui commençait à perdre
patience.
38 – Comment osez–vous nous faire croire que nous sommes décédés ? Qui
êtes–vous réellement ?
– J'avoue que je doute également, dit Alcofribas. Un pédiatre développe une
logique, et ne se base que sur la science. Aucune preuve formelle de ce que
vous avancez ne nous a été exposée.
– Vous êtes sceptiques, je le conçois. Mais l'angelière doit se tenir à
disposition, maintenant. A coup sûr, vous serez convaincus de la véracité de
mes propos dans quelques instants. Suivez–moi ! »
Peut–être par crainte, ou simplement dans le but de briser leur incertitude, les quatre morts lui emboitèrent le pas jusqu'à la porte de l'hôtel. Bianca sortit la dernière, et referma précautionneusement derrière elle.
Bien qu'à l'intérieur, le soleil semblât briller de mille éclats, il faisait au dehors un froid insoutenable. Igor et Bianca, accoutumés sans doute aux aléas du temps, ne s'en souciaient guère. Contrairement à ces derniers, Alcofribas, Marilyne, Barbara et François s'étaient pelotonnés dans leurs vêtements – ce qui n'était apparemment pas efficace, compte tenu des tremblements dont chacun d'eux était parcouru. Leurs doigts, transis, ressemblaient presque à des stalactites. Quand ils ouvraient la bouche pour respirer, il en émanait une vapeur blanchâtre, semblable à de la fumée de cigarette. Cela donna l'idée à Barbara d'en allumer une et elle fouilla précipitamment dans la poche de sa robe, en sortit son paquet argenté et, après avoir lutté contre un vent imperceptible, parvint enfin à utiliser son briquet.
« Quel dommage quand on
sait que l'air est si pur ! s'exclama Bianca, sur un ton de reproche.
– C'est mon petit plaisir, lui répondit Barbara, l'air honteux, tournant
légèrement la tête comme si elle ne voulait pas qu'on la voit.
– Il faudra renoncer à ce petit plaisir, Mademoiselle Brown, vous aurez besoin
d'endurance.
– Endurance ou non, je ne m'arrêterai que quand je l'aurai moi–même décidé.
D'ailleurs, y a–t–il ici un bureau de tabac ?
– Non. Cela devrait résoudre le problème.
– Comment ça, non ? Mais c'est un meurtre !
– Un meurtre, non. Une protection, oui. Fumer, c'est se suicider.
40 – A vous croire, je ne risque pas de me suicider à présent, rétorqua la
jeune femme, puisque je suis déjà morte.
– C'est la vérité, mais il est dur de souffrir éternellement, sans jamais
pouvoir en finir avec ses douleurs... »
La phrase de l'intermittente mit un terme à ce dialogue de sourds et, grognant, Barbara jeta son mégot sur la surface lisse du nuage. Avant qu'elle n'ait pu l'écraser, il se désintégra avant de se volatiliser entièrement. Surprise, elle regarda quelques secondes l'endroit précis où sa cigarette avait disparu, puis releva la tête.
Le paysage qui s'offrait
à ses yeux était d'une magnificence sans pareil. Cet immense terrain de coton,
aux couleurs si lumineuses, contrastait avec les matériaux vulgaires de l'Hôtel
de Transition. Face à cette pureté, la Plaine des Spectrophores paraissait
presque se dissoudre au loin. Un village avait été bâti sur le cumulonimbus,
bien différent de ceux que l'on pouvait apercevoir sur Terre. Il n'était, tout
d'abord, constitué que de deux immenses avenues, qui formaient entre elles un
angle droit. Aucun immeuble ne les agrémentait; l'architecture se résumait à
une multitude de chaumières colorées. Dans un ordre logique, les peintures se
succédaient, somptueuses. Au commencement de la première avenue, un panneau –
qui avait la forme d'un nuage – indiquait ceci :
Ce Nullage fut construit il y a de cela plusieurs
années, par le très célèbre Georges Lenerve, dont les travaux sont visibles aux
quatre coins de la France. Il a lui–même tenu à signaler, après avoir posé la
dernière pierre de cet alignement de maisonnettes, que celles–ci sont la
représentation d'un arc–en–ciel, phénomène météorologique pour lequel il avait
une véritable passion.
« Lenerve ? interrogea
François. S'agit–il bien de l'architecte parisien ?
– Tout à fait, Monsieur d'Orléac, lui répondit Igor, souriant. Nous l'avons
accueilli chez nous il y a un petit moment déjà.
– Et où est–il, désormais ?
–Parti on ne sait où. Dans une autre partie du district, voire peut–être dans
l'un des trois royaumes que le ciel offre en plus de celui–ci.
– J'ai entendu dire qu'il était fou, est–ce vrai ?
– Fou, certainement pas. George était malade, très malade, soumis à un poison
que beaucoup d'experts ont tenté de combattre, sans aucune réussite : l'amour.
– L'amour ?
– Parfaitement. C'est à l'âge de onze ans que Lenerve est tombé amoureux
d'Apolline, la femme qu'il a épousée quelques années plus tard, à l'aube de ses
vingt–deux ans. A la naissance de leur troisième enfant, elle est décédée,
laissant derrière elle un mari fou de chagrin et trois enfants désemparés.
Condamné à s'occuper d'eux, devenu seul maître de leur éducation, il fut
confronté à une autre peine : chacun de leurs trois visages rappelaient
étrangement celui de leur mère. Alors, afin sans doute de chasser ses idées
noires, il s'est rappelé l'arc en ciel qu'il avait aperçu le jour de leur
rencontre et ce dernier est, en quelque sorte, devenu sa signature. Partout où
il construisait, George s'arrangeait pour dessiner un arc–en–ciel sur des
façades ou ne se servait que des couleurs de celui–ci pour peindre. On l'a jugé
fou, mais l'amour est–il une folie en soi ? En tout cas, il n'est pas mort très
vieux; le jour de ses soixante ans, si je me souviens bien. Il a passé
plusieurs nuits à l'Hôtel, c'était un homme charmant, bien éduqué.
– N'a–t–il pas retrouvé Apolline ? demanda Marilyne qui, à en juger par ses
yeux brillants, pensait à son mari.
– C'est justement le problème. Bien qu'il la chérissât plus que toute autre
personne, Apolline n'était pas une femme agréable. Loin d'être généreuse, elle
était d'une avarice inégalable. De plus, elle ne souhaitait que du mal aux gens
qui l'entouraient. 42 Au Tribunal Céleste, son procès a duré longtemps, très
longtemps. Finalement, c'est vers l'autre direction qu'ils l'ont envoyée...
– Voulez–vous dire, reprit Marilyne, choquée, que vous l'avez expédiée en Enfer
? – Moi, non. C'est Zéphulon et son frère Archibald, procureur général et juge,
qui ont pris cette lourde décision.
– Et que fait–on, en bas ?
– Nul ne le sait réellement. Les démons restent très secrets sur leurs
pratiques, bien que les quatre archanges tentent de se montrer avenants à leur
égard. Jamais nous n'avons percé le mystère des Enfers, ce qui n'est pas
réciproque : eux savent très bien quelles sont nos activités.
– Et quelles sont–elles, exactement ? questionna Barbara d'une voix sifflante,
essayant visiblement de le déstabiliser.
– Vous le verrez bien assez tôt, Mademoiselle, rétorqua–t–il sèchement,
nullement impressionné.
– Qu'est–ce qu'un nullage ? demanda Alcofribas, sortant d'un
profond mutisme.
– C'est une bonne question, Monsieur de Parme, mais pour un homme logique tel
que vous, la réponse me semble évidente.
– Elle ne l'est pas pour moi.
– Prenez le mot « nuage », ainsi que « village ». Regroupez les deux, vous obtenez
le mot nullage : un village construit sur un nuage, tout bêtement. Bien
évidemment, au sens mathématique, « nul » se rapporte au néant. L'âge est une
notion vaine ici, puisque nous ne tenons pas compte du temps qui passe. Il n'y
a plus d'heures, plus de minutes, plus de secondes... rien que l'éternité. »
Cette dernière déclaration eut pour effet d'effrayer davantage son auditoire. L'éternité... alors, tout cela était donc vrai ? Ces rumeurs concernant une vie après la mort, qui s'étendrait sur des siècles et des siècles, des millénaires, des milliards d'années mêmes, reflétaient–elles finalement la vérité ? Une fois pris dans l'engrenage de cette renaissance, était–il impossible de s'en extirper ou, au contraire, le challenge de cet étrange royaume consistait–il à trouver la solution de l'énigme, cette solution qui permettrait peut–être, à chacun d'entre eux, de retourner à sa vie d'origine ?
Le groupe s'engouffra dans l'avenue, avec Igor et Bianca à sa tête, qui leur donnaient des explications sur les commerces qu'ils pourraient trouver, si toutefois ils revenaient. Leur voix lasse exprimait clairement l'ennui, un ennui né sans doute d'une succession de visites identiques au travers d'une petite ville qu'ils connaissaient mieux à présent que Lenerve lui–même. Pour les nouveaux venus, en dépit du froid environnant, cette promenade nuageuse n'était pas désagréable. Arrivés à l'angle droit, tous quatre tournèrent la tête vers une étrange maison : de loin, on l'aurait cru habitée mais elle était creuse. Dans le trou, un minuscule arc–en–ciel, troublant de réalisme, flottait à un mètre du sol environ.
« Comment a–t–il fait ?
s'étonna Barbara, intriguée.
– Oh, c'est une œuvre de Zéphulon, si vous voulez mon avis, lui répondit
Bianca.
– Il est très doué de ses mains, ajouta Igor.
– Il ne s'agit plus d'être doué de ses mains, mais de pouvoir surnaturel,
murmura Marilyne.
– Vous savez, continua Igor, c'est le plus puissant des archanges. Il a acquis
une maîtrise des enchantements inégalable.
– Mais d'où tient–il ses secrets ? Qui les lui a appris ?
– Il vous répondra lui–même. Retournons près de l'Hôtel, l'angelière doit être
arrivée. »
Ils retournèrent,
silencieux, vers là où ils étaient venus. A présent, une brume commençait à se
répandre et les portes des chaumières s'ouvraient à la volée, laissant
apparaître des hommes et des femmes de tout âge, qui se regroupèrent en une
foule compacte. Tous avaient le regard 44 rivé vers eux. Etait–ce une coutume
que d'accueillir ainsi de nouveaux arrivants, ou les attendait–on ?
« Quatre passagers ? »
Une voix s'était élevée au travers de la brume légère, mais un son des plus mélodieux, d'une pureté rare. Elle était à la fois grave et cristalline, comme aucun d'eux n'en avaient jamais entendue auparavant, et recouvrit leur peau de délicieux frissons. Par delà le brouillard, une forme remua rapidement, très indistincte tout d'abord. Petit à petit, ce qui semblait être un corps amorphe se rapprocha d'eux et ils purent visualiser tout à fait l'être qui leur faisait face. François, souriant à l'idée qu'il ne devenait pas fou, plissa davantage les yeux. Cela donnait, par ailleurs, l'étrange sentiment qu'il cherchait à regarder au travers de cette apparition. C'était un ange, tel qu'ils l'avaient toujours imaginé : de longs cheveux bouclés, dont la ressemblance avec ceux de la peinture du bureau était incroyable, descendaient sur les épaules larges. Tout comme Barbara, la chevelure était volumineuse et la quantité de boucles lui conférait à la fois un aspect sauvage et harmonieux. La pureté du visage était sans égal; il aurait été impossible de l'expliquer de façon rationnelle mais cet être, quoi qu'il fût réellement, ne laissait rien soupçonner de douteux. Bien au contraire, il émanait de lui une aura si douce que les quatre odieux personnages, jusqu'alors tremblants de froid (et peut–être de peur), s'apaisèrent à son contact. La foule avait battu en retraite, à l'exception d'une petite femme ridée qui ressemblait vaguement à une poire pourrie.
« Mon beau Marcus,
dit–elle à l'ange d'une voix chevrotante, que nous vaut votre visite ?
– Voyons, Madame Aubépine ! Je viens chercher nos arrivants, tout le monde le
sait !
Elle se tourna vers François puis, après l'avoir longuement observé, balaya
rapidement du regard ses trois compagnons.
– C'est impossible ! s'exclama–t–elle, décontenancée.
– Ce sont bien eux, assura Igor, le sourire aux lèvres.
45 – Il s'est écoulé tant d'années depuis que je suis arrivée ici ?
– « Au district, le temps passe vite », s'esclaffa–t–il, pointant du doigt un
gigantesque panneau circulaire à l'entrée du nullage, sur lequel était gravée
cette devise simpliste.
– Ça, je n'ai pas eu une seconde pour m'ennuyer ! » ricana–t–elle.
A son tour, elle se
dirigea vers la charmante chaumière qui lui servait d'asile et, se retournant
une dernière fois vers le groupe resté immobile, leur adressa un signe de la
main amical et claqua la porte derrière elle. Le silence retomba. Sous leurs
pieds, le sol semblait s'être ramolli, menaçant presque de s'effriter en mille
morceaux.
« Pas de panique, déclara Bianca à l'adresse des morts. Ce nuage est solide
comme un roc. Il doit simplement pleuvoir. »
En effet, le cumulonimbus avait changé de couleur; blanc à l'origine, il était devenu d'un gris sombre. Quand ils avancèrent à proximité du vide, ils contemplèrent un moment de grosses gouttes de pluie, au dessous d'eux, tomber en masse sur le sol si éloigné qu'ils ne le voyaient pas. Plus bas encore, des éclairs déchirèrent le ciel et le bruit du tonnerre, peu élevé, les accompagna bientôt. Au dessus de leurs têtes, un immense soleil orangé brillait toujours de mille feux. Marcus, l'air songeur, contempla quelques instants encore la tempête. « Il faudra voler haut, murmura–t–il.
Au mot « voler », quatre
têtes se tournèrent simultanément vers lui. Barbara, visiblement inquiète, eut
peine à poser sa question. Ce n'est qu'après avoir respiré profondément à
plusieurs reprises qu'elle demanda :
– Voler ? Vous avez bien dit « voler » ?
– Il serait probable que j'aie prononcé ce mot, en effet.
– Je ne vois pas d'avion, s'exclama–t–elle, ahurie.
– D'avion? C'est bien la première fois que j'entends ceci ! Vous êtes
surprenante, Mademoiselle Brown ! », lui répondit Marcus, réprimant une fugace
envie de rire.
Après s'être tourné entièrement vers elle, il sourit chaleureusement et souleva ses épaules. Pour ce qui est des humains, la scène qui suivit fut pour le moins impressionnante. Deux ailes magistrales, si brillantes qu'on eût pu les croire en or, se déployèrent derrière son dos, fendant calmement l'air. Une petite brise résulta de ce mouvement puis, au fur et à mesure que l'ange accélérait son mouvement, de faibles rafales vinrent fouetter les six visages qui le contemplaient. Alors, avec une grâce peu commune, Marcus s'éleva dans les airs, impassible, jusqu'à une hauteur de trois mètres environ. Des exclamations se firent entendre.
Certainement ravi de l'effet qu'il avait produit, il fit onduler son corps dans sa totalité et plongea dans les airs. Se succédèrent alors de nombreux gestes, assimilables à une nage complexe. Dans une parade aérienne grandiose, la créature virevolta de droite à gauche, six paires d'yeux rivées sur elle. Subitement, elle accéléra son vol jusqu'à se retrouver dans le vide, peu loin de l'extrémité du nuage où, deux minutes plus tôt à peine, Bianca avait montré la pluie qui tombait au dessous du sol. L'ange se laissa tomber à vive allure puis, après avoir suffisamment perdu d'altitude, resta là où il se trouvait. Il constata, en levant les yeux vers le cumulonimbus, que ses spectateurs se penchaient dangereusement pour le regarder. La pluie fouettait violemment son visage et ses beaux cheveux, dont le volume faisait la singularité, s'aplatirent sur son visage.
« Il tente l'éclairite,
murmura Igor.
– Sans aucun doute, répondit Bianca si bas qu'elle semblait avoir parlé pour
elle–même. »
C'est à ce moment que le phénomène se produisit, un événement surprenant que ni Marilyne, ni François, ni Barbara ni Alcofribas n'aurait été à même de prévoir. Dans un vacarme assourdissant, le tonnerre gronda furieusement à leurs oreilles. Entreprenant de faire taire ce tumulte insoutenable, ils se bouchèrent les oreilles, plaquant leurs mains gelées contre elles et continuèrent à observer ce qui se passait au loin.
Un éclair gigantesque, tel qu'ils n'en avaient jamais vu de leur vie tout entière, s'abattit sur Marcus qui avait levé haut son bras droit, comme s'il s'était préparé à recevoir un coup. La décharge électrique pénétra au creux de sa main ouverte puis parcourut, à la vitesse de la lumière, son corps tout entier. Tremblant de tous ses membres, les yeux exorbités en raison de la forte décharge qu'il avait reçue, il explosa littéralement. A l'instant même de la détonation, l'éclair se volatilisa, laissant place à une boule électrique de diamètre imposant. Elle se mit en mouvement, remonta très rapidement jusqu'au niveau des six personnages qui admiraient toujours le spectacle, deux d'entre eux toujours debout, droits et calmes, les autres effrayés par la scène à laquelle ils venaient d'assister. La boule lumineuse vola jusqu'à eux; tous furent soumis à de petits chocs électriques et frissonnèrent un peu. Ce n'est qu'alors, dans une formidable explosion de chaleur et de lumière qu'elle se volatilisa. Les projectiles qui en résultèrent s'éloignèrent de plusieurs mètres tout d'abord puis, revenant lentement à leur point d'origine, s'assemblèrent à nouveau sous forme d'un grand tube translucide. A l'intérieur de celui–ci, Marcus, souriant, frappa d'un doigt la surface qui le tenait prisonnier; cette dernière se fracassa, le découvrant à la vue. A cet instant, il rangea ses ailes qui étaient restées déployées tout au long de sa démonstration.
« Waouh ! s'écria
Marilyne, subjuguée. C'était tout simplement fabuleux, Marcus – je peux vous
appeler Marcus ?
– Bien entendu, lui répondit–il d'une voix franche et assurée.
– Qu'est–ce que... comment est–il possible... que s'est–il passé ? interrogea
Alcofribas qui, sous le choc encore, peinait à articuler.
– Mon père me l'a appris dès mon plus jeune âge. C'est le phénomène de l'éclairite.
– Vous descendez de Zéphulon ?
– Non, je suis le fils de son frère, Archibald, mais peu importe. Chacun de
nous a acquis cette capacité, certains dès leur plus jeune âge comme moi,
d'autres beaucoup plus tardivement. C'est très utile en cas de tempête.
L'angelière est là–bas, suivez–moi ! »
Ils retournèrent à l'Hôtel. Devant l'entrée, un carrosse argenté les y attendait déjà mais, comme rien ne semblait se passer au District comme sur Terre, il n'était attelé à aucun cheval. Les quatre morts, qui s'étaient mis dans l'idée que l'angelière devait être une sorte de cabine tirée dans les airs par quelque créature volante, furent pris au dépourvu par ce qui se tenait devant eux. Sous les deux marches qui menaient à l'intérieur de l'engin, de chaque côté de celui–ci, on avait posé deux immenses bâtons; disposés parallèlement, ils servaient, leur expliqua Marcus, aux anges porteurs. Ces deux derniers contournèrent à cet instant la machine et s'offrirent à leur vue : à en juger par la forme du corps et les traits fins du visage, l'un deux était une femme ou, du moins, ce qui pouvait être considéré comme tel. L'autre était un homme qui ressemblait étrangement à Marcus.
« Nous
sommes frères et sœurs, dit–il à l'adresse des futurs passagers, dont les
regards allaient successivement de l'un à l'autre.
– Bon, s'exclama Bianca, nos routes se séparent ici – pour l'instant, en tout
cas. Nous nous reverrons plus tard.
– Pouvons–nous au moins nous changer ? lui demanda Barbara, l'air maussade.
– Vous aviez tout le temps pour vous habiller, ma petite demoiselle. Igor et
moi avions pris soin de disposer l'ensemble de vos vêtements dans les dressings
de vos chambres respectives.
– Comment y avez–vous eu accès ? Je n'ai qu'une clé de mon appartement, sur moi
en permanence.
– En réalité, ce ne sont que des copies. Je vous expliquerai plus en détails
lors de notre prochain entretien, si toutefois Zéphulon ne m'a pas devancée.
Nous avons du temps 49 devant nous. »
Désireuse de mettre un terme à cet interrogatoire, elle ouvrit la porte de l'angelière et les invita à pénétrer à l'intérieur. Spacieuse, la cabine était affublée de deux divans de grande taille, assez éloignés l'un de l'autre. Dorés tous deux, ils avaient quelque chose de féerique. Quand ils s'y assirent, ils s'y enfoncèrent si confortablement qu'ils auraient volontiers sommeillé en cet endroit même, à ce moment précis mais Marcus fit à son tour son entrée dans la machine volante. Surpris, ils le virent saisir une anse au sol, sur une petite trappe carrée. Il tira d'un coup sec et déplia un strapontin de grande taille sur lequel il s'assit.
De violentes secousses les secouèrent alors et, gracieusement, l'angelière prit son envol. Au fur et à mesure qu'elle s'éloignait du sol, Igor et Bianca rapetissaient à vue d'oeil et bientôt, ils ne furent plus que deux petits points sur une vaste étendue blanchâtre, semblables à deux tâches sur une nappe neuve. Leurs signes d'au revoir se perdirent rapidement dans la brume, au moment même où ils franchissaient la limite du sol. Ils se retrouvèrent alors dans le vide, progressant à vive allure dans le ciel d'un bleu azur.
Beaucoup d'autres nuages, de toutes les formes et de couleurs diverses, apparaissaient petit à petit durant leur progression, loin au dessus du monde qu'ils avaient si bien connu, dans un royaume fantastique dont, jusqu'à la veille au soir, ils n'auraient jamais soupçonné l'existence. Le panneau de l'Hôtel disait vrai : quand ils tournèrent la tête, plus d'une centaine de mètres plus loin, le cumulonimbus était haut placé, en apesanteur, surplombant de loin ses camarades. Vu sous cet angle, il était d'une grande beauté. En perdant de l'altitude, ils virent disparaître, l'une après l'autre, les charmantes chaumières de Lenerve, célèbre architecte, qui vagabondait désormais au hasard des territoires célestes.
L'angelière, avec ses grandes fenêtres face à face, offrait une vue panoramique sur le paysage environnant, et tout particulièrement sur les deux anges porteurs qui s'affairaient à rendre mobile le carrosse volant. Celui qu'ils pensaient être une femme se tenait au devant du véhicule, spectaculaire en raison de sa taille démesurée et de ses cheveux d'un blanc presque laiteux. Ses grandes ailes, entièrement déployées, semblaient battre la mesure et, à chaque mouvement, l'angelière s'abaissait doucement dans les airs pour remonter presque aussitôt. Dans la cabine, le cœur des passagers se soulevait alors un peu, dans une délicieuse sensation d'angoisse mêlée d'adrénaline. Le frère de Marcus bougeait en même temps que sa sœur. Les deux paires d'ailes ainsi agitées auraient pu faire songer à une attaque de rapaces, mais il n'en n'était rien.
La Terre se dessina sous leurs yeux, très nettement, quelques dizaines de minutes après leur départ. Ils devaient être si bas, à présent, qu'il paraissait impossible qu'ils n'aient croisé aucun avion ou même, compte tenu du grand nombre de satellites qui gravitaient autour de la Terre à longueur de journée, que la présence d'un objet volant non identifié n'ait pas encore été signalée. En effet, pour des humains dignes de ce nom, caractérisés par un certain rationalisme, un véhicule argenté tiré dans l'espace par deux anges est un OVNI. D'ailleurs, les deux créatures sont, en ce cas, des EVNI (Espèces Volantes Non Identifiées). Imaginez les donc réunis : se pouvait–il qu'ils soient réellement passés inaperçus ? Pourtant, il ne se passa rien et la traversée continua.
Ils survolèrent des lacs, dont la surface étincelait au soleil ainsi que de petits hameaux, quelques villages isolés, enfouis au milieu de grands arbres verdoyants. Par la suite, ils aperçurent des immeubles entiers, des gratte–ciels qui trahissaient une trace d'urbanisation. Avec un pincement au cœur, ils reconnurent au loin les contours de la ville de Paris ainsi que la Tour Eiffel, droite et fière du haut de ses trois–cents mètres.
Alors qu'ils la
contemplaient, comme pour la première fois, un hélicoptère les survola.
Alcofribas grogna, sans doute en signe de prévention, mais Marcus se contenta
de lui jeter un regard rassurant et lui dit :
« Ne vous inquiétez pas, nous sommes invisibles. »
Puis, petit à petit, l'angelière remonta loin dans le ciel. Pourquoi avaient–ils rasé la Terre, aucun d'eux ne le savait. Personne ne posa la question. Ils survolèrent de grands nuages bien différents du cumulonimbus. En collant leur visage contre la vitre, ils pouvaient observer les populations que chacun d'eux abritaient. Marcus leur offrait des bribes d'explications.
« C'est un repère d'anges, là–bas. L'accès y est formellement interdit à toute autre créature... Tout au loin, c'est le Rivage d'Or, mais Athalie n'y reste jamais bien longtemps. C'est une nomade, vous savez... Tiens, c'est ici que j'ai rencontré Lenerve pour la première fois; il venait de mourir, le pauvre; je m'en souviens comme si c'était hier, le temps passe si vite... Oh, nous nous rapprochons de notre destination, je crois. »
Découvrir un univers nouveau, mystérieux et fantastique était une expérience merveilleuse, en dépit de la peur que chacun d'entre eux ressentait. Toute leur vie durant, jamais ils n'auraient pensé se retrouver un jour en cet endroit. Ils n'auraient même jamais soupçonné l'existence d'une seconde vie. Pourtant, ils ne rêvaient pas. Bien que tout parût étrangement irrationnel, beaucoup de preuves déjà leur avaient été fournies. Bianca, quelques heures avant peut–être (ils n'avaient plus de réelle notion du temps), leur avait parlé de « survie ». Que signifiait ce mot pour elle ? S'agissait–il de les sauver de l'enfer et des démons ? De leur offrir une agréable existence au District ? Ou, ce qui paraissait réellement irréaliste, leur offrirait–on une seconde chance de s'en sortir et de retourner là d'où ils étaient venus ? Si tout ceci n'était qu'un songe, comment pouvait–il paraître si vrai ?
Une foule de question s'agitait dans leur crâne, qu'ils sentaient prêt à exploser. Il n'était certes pas dérangeant d'élargir leur connaissance superficielle du monde, mais le discours des intermittents, ajouté à celui de Marcus, avait soulevé beaucoup d'interrogations auxquelles ils ne pouvaient répondre par eux–mêmes.
Tandis que le soleil déclinait, ils se rapprochèrent d'un nuage en forme de triangle. Ils atterrirent sur son sol et les deux anges porteurs ouvrirent les deux portes du véhicule. Leur 52 frère en descendit le premier, suivi de près par les quatre morts qui ne soufflaient mot. Le sol était entièrement lisse et, contrairement à ce qu'ils avaient vu au long de leur voyage, rien n'y était construit.
« Nous y voilà, déclara Marcus, enthousiaste. Ce terrain tout entier appartient à Zéphulon. » Il les invita à le suivre. Encerclés de trois créatures célestes, ils avancèrent lentement sur la surface plane et pâle qui se trouvait sous leurs pieds. Il ne faisait pas froid mais un vent léger, semblable à celui qu'avait engendré Marcus en battant des ailes, semblait s'intensifier davantage à chacun de leur pas.
« Waouh ! » s'exclamèrent–ils à l'unisson, les yeux brillants de stupéfaction. Au devant d'eux, quelques mètres plus loin à peine, était apparu un manoir colossal aux multiples fenêtres, surmonté d'un toit jaunâtre sur lequel avait été peint un Z gigantesque. Il semblait s'être matérialisé en une seconde, comme s'il s'agissait du fantôme d'une maison. L'ange avança prestement, tourna la grande poignée d'or de la double porte et la laissa grande ouverte pour que, l'un après l'autre, tout aussi excités que mal à l'aise, ils s'engagent à l'intérieur. Ils entendirent qu'on la claquait derrière eux et regardèrent alentours. Un sourire béat se dessina sur chacun de leurs visages.