Adrien Krasniqi
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L'amor et la mort : page 1

Scène I

Sur la scène, seulement deux fauteuils et une table basse. Dans un noir quasi-total. Les spectateurs distinguent la silhouette d'un homme, assis sur l'un d'eux. Il est assez grand, habillé en costume, et s'appelle François. A son lever, la lumière s'allumera d'un coup.

François

(Se levant) Dans la vie, il y a deux choses: l'amor et la mort. Amor est assurément le seul mot espagnol dont je me souvienne. Petit, j'étais un véritable cancre. Mes parents auraient béni le ciel si je m'étais contenté de ne pas travailler, mais en plus de mon chaos scolaire, j'étais réputé pour mon insolence. Des écoles, j'en ai fréquenté une dizaine. Dix cours de récréation. Dix réfectoires. Dix équipes de professeurs, tous plus ennuyeux les uns que les autres. Pire encore, dix fois cent élèves généralement beaucoup plus jeunes que moi, en raison de mes redoublements récurrents. Le premier Amor est celui qui m'a permis de vivre. L'amour de ma famille, celui de mes amis. Voué à l'échec, j'ai décidé de me battre pour eux. Finalement, je m'en suis bien sorti. Après la non obtention de mon baccalauréat, j'ai intégré un groupe de musique. Chargé de l'écriture des paroles de nos chansons, je me suis découvert un talent d'écrivain. A dire vrai, ce n'était pas un don, car j'avais toujours beaucoup lu. Me faire apprendre une leçon relevait de l'utopie! Mais pour ce qui était des livres, nul n'avait à me convaincre : de la Bible aux nouvelles terrifiantes de Maupassant, des Contes de Grimm aux phrases alambiquées de Proust, je dévorais tout ce qui me passait sous la main ! J'ai donc acquis malgré moi une orthographe exemplaire et une syntaxe bancale, particulière, intéressante toutefois. J'ai d'abord écrit quelques nouvelles. Si l'on peut me reconnaître une qualité, c'est bien d'être débrouillard : ainsi ai-je rencontré, âgé de dix-neuf ans à peine, Monsieur Nabotte. C'était un tout petit homme, si minuscule que je me pliais presque à moitié pour lui serrer la main. «Une plume que l'on voudra plumer », m'avait-il dit lors de notre premier entretien. Je n'ai compris cette phrase qu'à postériori : Nabotte voyait en ma personne un génie de la littérature. Persuadé que j'attiserais la jalousie de mes contemporains, ce jeu de mots était sa mise en garde, une façon de me prévenir, n'avait pas tout à fait tort : des conflits, j'en ai connu des milliers ... En bref, cet homme a été mon bienfaiteur, l'élément déclencheur de ma carrière, et par conséquent de ma vie. Durant vingt années, j'ai vécu dans l'ombre de mon grand frère Isidore, brillant, magnifique, exceptionnel mais également dans celle de ma petite sœur Lucie, ravissante, pointilleuse, qui intégra la troupe des petits rats de l'Opéra alors qu'elle n'avait que dix ans. Du jour au lendemain, j'ai saisi un stylo, quelques feuilles de papier et j'ai écrit, corrigé, rayé, réécrit, effacé, déchiré ... sans relâche! Je ne m'accordais aucun répit : séquestré dans un studio minable que je parvenais à payer, difficilement, avec le peu d'argent que j'avais économisé, je travaillais jour et nuit. J'ai connu le succès, la gloire, puis tout a subitement disparu.

L'Amor, qu'il soit espagnol ou français, est indissociable de la mort, et celle-ci m'a tout arraché. C'était avant-hier: je n'avais pas vu le jour depuis près de deux mois, coupé du monde, prisonnier de ma plume et de l'intrigue que je devais mener à terme, sous la pression de Nabotte. J'ai poussé la porte de mon immeuble, mon manuscrit sous le bras et ai regardé à l'entour: les rues étaient parfaitement désertes. Les magasins étaient ouverts, mais aucun vendeur derrière le comptoir. Pris de panique, je me suis précipité vers la bouche de métro la plus proche: la station était vide, les transports ne fonctionnaient plus. Par chance, l'appartement de mes parents se trouvait à proximité. Je m'y précipitai donc, avançant à vive allure mais quand j'ouvris la porte et pénétrai à l'intérieur, là encore, tout était silencieux et lugubre. Persuadé que je rêvais et que l'enfermement était responsable de mes hallucinations, je restai assis quelques instants, affalé sur le canapé or du salon sur lequel je m'étais installé tant de fois au cours de ma vie ... Une heure après peut-être, je découvris avec stupeur que Monsieur Nabotte, lui aussi, s'était volatilisé. Depuis hier, j'ai réalisé que tout ceci n'est pas un rêve : la capitale entière a disparu, et je me retrouve seul. A la télévision, il n'y a plus aucun programme. Un évènement spectaculaire est à l'origine de la disparition de la France, peut-être même du monde, et j'en suis l'unique rescapé. Je désire donc livrer un témoignage de ce que fut ma vie, à double titre: tout d'abord parce que l'écriture transcende le réel et a le pouvoir de faire revivre les morts ou les disparus. Je ne veux pas partir à mon tour sans dire au revoir aux miens, et cette pièce peut leur redonner vie, symboliquement du moins. Ainsi, ne soyez pas surpris de me voir dialoguer avec eux : tout ceci n'est qu'une illusion. En un second temps, conscient des mystères qu'offre notre planète, il ne me paraît pas impossible qu'un jour, l'homme renaisse de ses cendres: quand une nouvelle civilisation, peut-être dans dix ans, un siècle ou des millions d'années, peuplera de nouveau ces paysages vacants, et si celle-ci a la faculté de lire tout comme nous l'avons, ou du moins la possédions, alors notre génération lui apparaîtra et notre mémoire sera conservée à jamais.

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Adrien Krasniqi : "L'amor et la mort"

— Cette page est dédiée à notre fils, Adrien —