L'amor et la mort : page 2

Scène II

Le père entre. Il est vêtu d'un pyjama à carreaux et d'un grand bonnet de nuit. Son pas est rapide : il s'installe lentement sur l'un des fauteuils, regarde autour de lui.

Le père

He should buy a new armchair. What an empty living-room!

François

(A l'adresse du public) Mon père est anglais. Pas très souriant, pas très aimable, mais on l'apprécie comme ça. Selon l'adage, «l'amour est aveugle ». (A son père) Comment vas-tu, Dad?

Le père

Tu devrais acheter un autre fauteuil. Ton salon manque de fantaisie. Il est vide et sombre. Plus encore, c'est une peinture du désespoir !

François

Depuis quinze ans, à raison de deux ou trois fois par semaine, tu me tiens le même discours.

Le père

Et depuis quinze ans, tu t'entêtes à ne pas m'écouter! Je te reconnais bien là : entêté, borné, « vivre au jour le jour », telle est ton idéologie.

François

(Au public, souriant) C'est un peu pénible au début, mais on s'y habitue.

Le père

Ça ne me surprend guère, après tout. Tu t'es toujours conduit de la sorte. A peine sorti du ventre de ta mère, tu nous scrutais déjà avec un regard noir. Petit par la taille, mais grand par l'insolence!

François

Insolente insolence, cruelle cruauté ... cesse donc de jouer sur les mots et parle moi de toi! Je te sers quelque chose?

Le père

Ma foi, je ne voudrais pas t'importuner, mais ... te reste-t-il un peu de whisky ?

François

Et comment! Je n'en achète que pour toi, tu sais. Chaque fois que tu me rends visite, tu en bois une pleine bouteille. Ce n'est pas bien raisonnable, mais passons ...

Il sort, et revient quelques secondes plus tard une bouteille de whisky dans une main, un verre dans l'autre. Il les dépose sur la table basse, s'assied sur le fauteuil libre et sert son père.

Le père

(Prend le verre, en boit une longue gorgée) The best alcohol ever. Ta mère va bien. Elle s'est mis en tête de reprendre ses études.

François

Tant qu'elle ne concrétise pas son envie, nous sommes sauvés.

Le père

C'est trop tard, François. Elle est à l'université. Je suis allé la chercher, tout à l'heure. C'est la seule senior, bien entendu. Elle s'est fait des amis, je crois. J'ai même entendu un étudiant lui dire: «toi, alors, tu es la plus cool des grands-mères! ». Elle l'a mal pris. Elle boudait, dans la voiture. Depuis, elle ne cesse de vociférer, tu la connais.

François

(Au public) Ma mère est très obsessionnelle. Quand elle désire quelque chose, inutile de la raisonner, elle ne fléchit pas. Il y a cinq ans, par exemple, elle ne m'a pas adressé la parole durant plusieurs mois parce que j'avais refusé de l'emmener à Londres. Il faut me comprendre : j'y allais pour affaire plus exactement pour présenter un de mes textes anglais. Croyez-le ou non, l'éditeur me l'a rendu et a déclaré: «Nous publions trop d'hommes. La littérature a besoin d'un renouveau, de femmes. Faites-le publier sous le nom de votre mère! ». Il y a de ces coïncidences, parfois ...

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Adrien Krasniqi : "L'amor et la mort"